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VII 2. Autre monde de la complexité : Les modes de penser et d’agir en Occident et en Chine
Version définitive
– Mathias Schiltz
En amont de cet essai, je suis tenté, cher Bernard, de reprendre, en la tronquant légèrement, la citation de Shakespeare que j’ai placée en exergue de votre essai VII,1 : What a piece of work ! Quelle somme de labeur vous a-t-il dû en coûter pour comprendre et pénétrer à ce point les sagesses et traditions spirituelles de l’Est asiatique avec – ou plutôt malgré – votre cerveau engrammé par la pensée grecque, le rationalisme cartésien et, pourquoi pas, par la tradition chrétienne ? Car même un alter-croyant est tributaire de la culture ambiante, n’est-ce pas, cher ami ?
Cela dit, je dois avouer que vous nous entrainez aujourd’hui – du moins en ce qui me concerne – en terre largement inconnue : terra ignota. Lors d’une première lecture de l’ébauche de votre texte, j’ai eu de la peine à vous suivre dans les dédales et les arcanes de la pensée extrême-orientale. Mais en reprenant la lecture en profondeur, passage par passage, je me suis instruit et j’ai été comblé par une découverte de nouvelles connaissances d’une richesse insoupçonnée. Il n’en demeure pas moins que l’effort que demande la pénétration de votre exposé est proportionnel, évidemment à échelle réduite, à l’énergie infatigable que vous avez investie dans l’acquisition de cette connaissance des lumières de l’Orient. J’encourage nos lectrices et nos lecteurs à consentir cet effort, cela vaut la peine.
Quant à nous deux, vos réflexions nous livreront sans doute une fois de plus l’occasion de croiser les fers du débat en cours de route, dans l’amitié évidemment, non pas avec les armes occidentales visant à la destruction de l’adversaire, mais celles du jeu de go dont le but est de rassembler le plus de terrains possibles, et pourquoi pas des terrains d’entente. En parlant du mode de penser du Taoïsme, vous évoquez la bipolarité et la conformation. Ne faudrait-il pas y ajouter l’inclusion [1] qui pourrait représenter un tel terrain ayant pour dénominateur commun la dimension spirituelle ? À voir.
– Bernard Baudelet
A propos de l’inclusion, nous devrions avoir des échanges fructueux dans les derniers essais de cette série car ce thème est capital pour l’ouverture aux voies de toutes les spiritualités des femmes et des hommes, y compris celles des alter-croyants. Cette ouverture commune aux richesses des autres voies serait bien dans l’esprit des rencontres d’Assise. Selon moi, il représente une grande espérance pour l’humanité. En effet, en paraphrasant des propos de Jean Monnet à propos de l’Europe, je suis convaincu que seul le rassemblement des citoyens (ici des Hommes de bonne foi) peut empêcher le déchirement de la rivalité des États, stimulés par tous les rejets des autres dans leurs diversités, y compris spirituelles. Ce nouvel esprit excluant toute (re)conquête de territoires perdus ou à gagner, impose de ne pas confondre croyance et conviction, vérité absolue et universelle et vérité relative. A suivre dans nos prochains essais !
Le thème de cet essai est ardu car l’histoire de la pensée chinoise [2] est riche de rebondissements, tout en étant profondément marquée jusqu’à nos jours par Confucius [3] et Lao Tseu [4], des contemporains de Bouddha, de Socrate et des prophètes juifs [5]. Malgré une étude approfondie depuis plusieurs années de nombreux ouvrages publiés par des sinologues reconnus, je ne peux pas prétendre à une maîtrise de la culture chinoise, d’autant plus que mon passé universitaire de physicien auquel j’ai consacré beaucoup d’énergie pendant presque une quarantaine d’années, m’avait laissé peu de disponibilité pour m’ouvrir à cette culture. De plus, mon esprit, formé aux sciences fondamentales développées en Occident suivant une logique issue de la pensée grecque, ne permet pas de comprendre facilement et encore moins accueillir des modes de penser et d’agir aussi étranges pour les Occidentaux. Les neuroscientifiques interprètent cette difficulté par l’engrammage dans mon cerveau de circuits composés de neurones et de synapses, établis par ma culture au sens large, y compris la tradition judéo-chrétienne qui nous a marqué, mon cher Mathias. La conséquence est la quasi absence dans mon cerveau de réseaux adaptés à la pensée chinoise. Ainsi, la complexité de cet autre monde qui est l’objet de cet essai se double-t-elle de la difficulté des cerveaux humains de comprendre l’autre en raison de ses limites d’origine culturelle et d’accepter que l’autre puisse avoir les mêmes réticences à son égard. En fait, les essais VII 1 et 2 sont intimement reliés car l’humain est au centre de chacun. Il en est de même avec l’essai III Mondes de la complexité. Nous reviendrons forcément sur ces considérations dans un des deux prochains essais, voire également dans le dernier lorsque chacun fera le bilan de nos échanges et tentera d’exprimer une ou plusieurs espérances pour l’avenir de l’humanité.
Cependant, la comparaison entre ces deux modes, occidentaux et chinois, est intéressante. On trouvera en annexe un article récent publié dans le journal Le Monde. Son grand intérêt consiste en des réflexions du philosophe et sinologue François Jullien, mon maître dans ce domaine, sur l’originalité de la pensée chinoise. En effet, ces modes se sont développés d’une manière presque totalement indépendante durant plusieurs millénaires. Deux brèches se sont formées : la première à l’arrivée des Jésuites venus évangéliser les Chinois au milieu du XVIe siècle, en vain ; la seconde beaucoup plus importante est l’ouverture de la Chine à la pensée occidentale au XXe siècle via principalement la science et la technique développées depuis le XVIIe siècle en Occident. Ceci ne signifie pas que la Chine n’ait pas fait des découvertes scientifiques et réalisé des innovations techniques avant l’arrivée des Jésuites et durant 3000 ans [6]. En effet, la science et la technique chinoises ont connu très tôt un développement considérable en agriculture, astronomie et cartographie, art de l’ingénieur, technologie industrielle et domestique, médecine et santé, mathématiques, magnétisme, sciences de la nature, transport et exploration, son et musique, art de la guerre… Il est intéressant également de se référer aux travaux de Joseph Needham (1900–1995), le pionnier qui a exploré en profondeur la science chinoise [7]. Durant ces 3000 années, le niveau de la science et de la technique occidentales était largement inférieur à celui de la Chine et ne lui devint ensuite supérieur qu’au début des Lumières. Cet élan a été, pour une part, permis grâce à l’apport des Jésuites qui ont transmis en Occident européen, les connaissances et compétences chinoises accumulées durant plusieurs millénaires. Ceci a suggéré une question fondamentale posée par Joseph Needham dans la préface qu’il a rédigée pour le livre Le génie de la Chine (une des références précédentes). Pourquoi la science moderne, comme mathématisation d’hypothèses relatives à la nature, avec ses implications dans le domaine de la technologie avancée, fait-elle une ascension rapide seulement en Occident ? Une réponse pertinente vient d’être donnée sous la plume du Professeur Jean-Marc Lévy-Leblond [8] (pages 22-23) : C’est la conséquence d’une profonde transformation sociale qui a eu lieu dans les siècles précédents. A savoir la fin d’un monde où prévaut une séparation sociale radicale entre ceux qui ont la possibilité de développer une activité intellectuelle et ceux qui sont obligés de pratiquer un travail manuel … Commercer, fabriquer de ses mains n’est plus une activité considérée comme ignoble, au sens propre. On en trouve un témoignage absolument explicite, qui montre la radicalité du changement et la nouveauté de cette forme de pensée, chez Galilée, personnage emblématique de l’époque s’il en est. Autre chose, tout aussi importante, selon Joseph Needham : pourquoi, entre le IIe siècle avant notre ère et le XVIe de notre ère, la culture de l’Est asiatique a-t-elle était appliquée avec beaucoup plus d’efficacité que celle de l’Occident européen, la connaissance humaine de la nature à des fins utiles ? Ce n’est qu’en analysant les structures économiques et sociales des cultures occidentale et orientale, sans oublier le rôle déterminant des systèmes d’idées, qu’on finira par proposer une explication de ces deux phénomènes (page 11 du livre publié par Joseph Needham). De nombreux auteurs suggèrent maintenant que c’est le poids de la bureaucratie qui a étouffé au XVIIe siècle la dynamique chinoise alors qu’une révolution culturelle ouvrait l’Occident à la science et la technique moderne, comme nous venons de le voir. En effet, la bureaucratie, soumise au pouvoir absolu de la dynastie Qing (1644-1911) qui venait de succéder à celle des Ming, eut un rôle prépondérant pour contrôler et étouffer la société chinoise. Ne faudrait-il pas penser que l’excès de pouvoir actuel des administrations dans de nombreux pays dont la France, serait la cause première d’une société bloquée dans laquelle agir, innover, entreprendre se heurtent à l’incompréhension de fonctionnaires protégés, enclins à la routine ? De même, le manque de compétitivité des entreprises sous l’emprise d’une gestion pyramidale au sommet de laquelle règnent quelques maîtres tout-puissants, ne trouve-t-il pas son origine dans la perte de motivations de leurs collaborateurs, considérés comme des exécutants [9]. En fait dans tous les systèmes qui regroupent des femmes et des hommes, qu’ils s’agissent d’entreprises [10], de religions… C’est une incitation, cher Mathias à susciter votre réaction.
– Mathias Schiltz
J’ai l’intention de revenir sur la complexité de l’humain liée à la différenciation des sexes dans un prochain essai.
Quant à l’extrapolation de l’expérience de bureaucratisation excessive en Chine et de ses néfastes conséquences paralysantes montre une fois de plus à quel point l’Histoire, même lointaine dans l’espace et dans le temps, est maîtresse de vie [11]. Vous appliquez la leçon à la France. Je pourrai aussi bien l’appliquer au Luxembourg où l’emploi du secteur public se chiffre à 69.900 unités pour un total de l’emploi salarié intérieur de 358.800 (auquel il faut ajouter quelque 156.600 salariés frontaliers). Le taux de fonctionnarisation serait donc de 13,56% du total des salariés. Le phénomène est du reste en constante progression, le nombre de personnes employées dans le secteur public ayant doublé depuis 1995. Par ailleurs le phénomène n’est pas nouveau. Lorsque j’étais en classes terminales du lycée aux alentours de 1950, la plupart de mes condisciples qui n’avaient pas les moyens de fréquenter l’université visaient une carrière dans le secteur public (État, Communes, Chemins de fer – sécurité de l’emploi, retraite assurée). – La récente initiative « 2030.lu – Ambition pour le futur » a conscience de ce grand défi et s’affirme prête à le relever.
Le risque de bureaucratisation pèse aussi sur l’Église catholique. Dans son homélie en la chapelle de la Maison Sainte-Marthe, le 24 avril 2013, le Pape François a mis en garde contre ce danger en expliquant que l’Église n’est ni une entreprise humaine ni une bureaucratie. … La tentation consiste à faire grandir l’Église sans miser sur l’amour. Elle ne grandit pas par la force des hommes. … L’Église grandit lentement, comme une graine, par en bas ; elle n’est pas une organisation. … Si l’organisation prend la première place, l’amour s’amoindrit et l’Eglise, appauvrie, devient une ONG. Et ce n’est pas sa route [12]. – Les observateurs avertis s’accordent du reste à penser que l’une des finalités de la réforme de la Curie romaine préconisée à l’heure actuelle sera la réduction d’une bureaucratisation excessive sous le couvert de laquelle les différents dicastères (ministères) avaient acquis une certaine indépendance et agissaient souvent en formation dispersée. Ce système devrait être remplacé par une gouvernance collégiale, plus conforme à la nature de l’Église et à l’ancienne tradition qui connaissait un collège d’évêques siégeant sur place pour conseiller le pape [13]. Les Églises orthodoxes connaissent encore aujourd’hui cette institution, mais le synode permanent siégeant sur place est régulièrement et à tour de rôle complété par des évêques venus de l’extérieur pour élargir le regard. Une telle forme de concertation est évidemment plus facile à réaliser avec les moyens de communication actuels. Mais elle devrait aller de pair avec un effort de décentralisation octroyant plus de compétences aux instances régionales et continentales.
– Bernard Baudelet
Dans la suite, nous limiterons à l’influence des cultures sur les modes d’agir puis de penser en Occident et en Chine. Malgré l’acquisition par la Chine de la voie scientifique et technique occidentales depuis un siècle environ et la présence d’un régime politique communiste, bureaucratique au départ, devenu ouvert à une économie capitaliste des plus prospères, ces modes sont toujours présents. Ainsi, la Chine maitrise les deux modes de penser et d’agir, la sienne et celle acquise. Ceci pourrait être important pour le proche avenir car je suis convaincu que chaque mode a ses limites et jongler avec les deux pourrait bien être un réel avantage. Cette remarque doit être rapprochée du possible déclin de la science et de la technique occidentales, selon le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond. Avant de comparer les modes de penser beaucoup plus subtils, je vais tenter de comparer les modes d’agir [14], en me référant à deux livres du philosophe et sinologue de renommée internationale François Jullien [15]. Je vais reprendre avec quelques simplifications un article que j’ai publié dans l’hebdomadaire Le Jeudi [16] et le compléter par des réflexions dans l’esprit de cet essai.
Diversité des modes d’agir : Imprévoyance en Occident
Au cours de l’été 2008, qui aurait pu imaginer qu’en septembre une crise financière ferait chavirer tous les espoirs d’une croissance sans fin, toujours plus [17] ? Les quelques signes précurseurs étaient passés inaperçus, des signaux faibles intrus, au point que les plus grands économistes de la planète financière continuaient de proposer des systèmes destinés à accroître encore les bénéfices des investisseurs. Certes un des rares, Nouriel Roubini, dès septembre 2006, avait annoncé lors d’un discours devant une audience de spécialistes sceptiques du FMI (Fonds Monétaire International) qu’une crise économique était en gestation : Dans les mois à venir, les États-Unis vont probablement vivre une dépréciation immobilière qui ne se voit qu’une seule fois dans une vie, un choc pétrolier, une diminution prononcée de la confiance des consommateurs et, ultimement une grave récession. Nouriel Roubini, n’a pas été entendu par l’élite bien que son signal d’alarme ait été claironnant. Ce même FMI en 2013 vient de concéder publiquement qu’une erreur de ces mêmes élites avait conduit l’institution à sous-estimer l’impact négatif des mesures d’austérité, imposées aux États du Sud de l’Europe en crise grave, la Grèce [18], l’Espagne, le Portugal, l’Italie et maintenant Chypre, au risque d’aggraver leur situation plutôt que de les aider à s’en sortir. Un peu de bon sens, messieurs les brillants économistes grassement payés de cette institution et des autres internationales. Rappelez-vous le paramètre oublié, cependant bien connu de tous les cuisiniers : un fruit trop pressé ne donne plus de jus. De même, les puissantes agences américaines de renseignements n’avaient pas prévu les événements du 11 septembre 2001 dont le retentissement et les conséquences politiques, économiques et sociétales agitent encore et pour longtemps notre planète.
Les transformations silencieuses, le titre d’un livre de François Jullien, discrètement dans la durée nous envahissent [19]. Il est aisé de citer d’autres exemples puisés dans l’actualité, le printemps du monde arabe complètement inconcevable peu de mois auparavant, la montée hégémonique de la Chine annoncée en 1973 par Alain Peyrefitte dans un de ses plus célèbres ouvrages Quand la Chine s’éveillera … le monde tremblera. Dans nos propres vies, ces transformations font leur chemin, l’embonpoint qui nous gagne, le divorce inattendu qui éclate, la mort prochaine quand elle trouve une porte d’entrée, en reprenant une citation de François Mitterrand lorsqu’il put accepter la présence envahissante de son cancer de la prostate après avoir démenti sa présence.
Les transformations silencieuses sont toujours précédées de subtils intrus, annonciateurs d’événements potentiellement graves. Les prendre en compte serait sage, prudent et même intelligent car ne vaut-il pas mieux comme dit le proverbe Prévenir plutôt que guérir. Alors pourquoi cette inattention ? On peut invoquer plusieurs interprétations. Les transformations silencieuses se produisent dans des mondes de la complexité dont on n’a que des représentations, des convictions et jamais des certitudes. Et la suprême complexité est la prévision du futur d’un monde complexe. Leurs évolutions et leurs conséquences ne sont pas plus des certitudes. Ainsi, quel sera l’avenir démocratique ou non du printemps arabe, à partir des signaux difficiles à interpréter dans la presse. Un divorce est toujours précédé de subtils intrus qui auraient pu ou mieux dû inciter à changer de comportement afin de ne pas aller jusqu’à l’inéluctable.
Diversité des modes d’agir : Prévention et précaution dans les cultures de l’Est asiatique
Nous préférons en Occident, guérir plutôt que prévenir en laissant à de brillantissimes élites le soin de résoudre les problèmes, une fois manifestés au grand jour, ils portent alors le nom d’événements. Des décisions forcément brutales sont prises en réponse à la gravité de la situation. En Occident, la pensée du logos chez Platon nous fait préférer la force de la raison, une loi immuable, absolue, exclusive, s’édictant en principe. Le logos des Grecs signifie discours-raisonnement-proportion-explication. Ainsi, notre raison agit par formalisation et non pas par conformation comme le vivent les Chinois. En effet, ils préfèrent entendre les intrus subtils à l’œuvre dans les transformations silencieuses. Agir dans la durée et non pas dans le temps marqué par un événement, est leur mode d’agir. Un bel exemple de l’importance de la durée, de la continuité et du non événementiel, est illustré par une des rares interviews du nouveau Président chinois Xi Jinping [20] Quand vous venez de prendre une nouvelle fonction, vous voulez imposer votre propre point de vue la première année. Mais vous devez le faire sur les fondations de votre prédécesseur. C’est comme une course de relais, il faut recevoir le bâton comme il faut et le mener jusqu’au bout. Chacun sourit avec ironie car nous connaissons tous dans les mondes politiques, entrepreneuriaux, religieux …, des personnalités arrivées aux manettes qui commencent par ignorer les œuvres de ceux qui les ont précédés. De plus, les Chinois privilégient des réponses qui prennent en compte des observations puisées dans la nature. Ainsi, les fissures, les veinures … faciles à utiliser, tel le tailleur de jade afin de faire apparaître des facettes de cette pierre. La voie chinoise par conformation (à la situation) empêche de concevoir une telle rupture avec l’état présent et la propension des choses : elle interdit de refaire le monde [21]. Intervenir pour infléchir plutôt que provoquer des ruptures. On ne brise pas une pierre précieuse que l’on veut tailler. Je suis frappé par l’attitude de la Chine face aux injonctions des Occidentaux qui réclament la réévaluation de leur monnaie, le yuan. Les politiques le feront en temps opportun lorsque la situation leur paraîtra optimale, sans briser le développement de leur économie. Je ris, "jaune", quand des personnalités occidentales entendent être des donneurs d’ordre aux Chinois [22] ou bien reviennent d’un trop court et rare séjour en Chine en affirmant "avoir décroché la lune", sans connaître leurs modes de fonctionnement. Ils sont en pleine Tour de Babel alors qu’ils se croient au sommet de la montagne, la plus haute.
La médecine chinoise tend à maintenir en bonne santé alors qu’en Occident, on guérit un malade par des médicaments qui ont aussi des effets négatifs ou un bistouri qui charcute, y compris pour réparer des ans l’irréparable outrage. Les arts martiaux nés en Asie utilisent l’énergie de l’adversaire pour la retourner contre lui, il en est de même de l’art de la guerre [23], né en Chine vers le Ve siècle avant notre ère. Les jeux de stratégie, le jeu de go en Extrême-Orient et celui des échecs en Occident, sont les grilles de lecture des différences culturelles [24] : L’une des plus profondes différences que l’on observe en jouant au jeu d’échec et au jeu de go réside dans la notion de victoire. En effet, aux échecs, la victoire passe d’une manière ou d’une autre par la destruction de l’armée adverse. Aucune place n’est laissée pour les tergiversations et le compromis. À l’inverse, le jeu de go est issu d’une logique zen, dans laquelle la destruction de l’autre n’est pas indispensable : même si la victoire finale reste un objectif primordial, il est possible de construire avec lui, et même parfois de ne pas s’en occuper. Au Go, le but ultime est de contrôler le plus de territoires, pas d’écraser l’adversaire sous une force de frappe coercitive. Ces arts expriment bien la nécessité de tenir compte de l’autre pour le vaincre ou se protéger de son agressivité, comme "le tailleur de jade". Chaque art martial possède ses propres valeurs spirituelles et philosophiques, ce sont des écoles de la maîtrise de soi, chère aux traditions spirituelles de cette partie du monde. On est loin de sports comme le catch né en Occident dans les fêtes foraines, un divertissement qui se déroule sur un ring où deux ou plusieurs adversaires s’affrontent en se faisant des prises avec violence. La loi du plus costaud !
Diversités des modes de penser : Rationalisme et dualisme en Occident
Abordons avec prudence la comparaison des modes de penser entre l’Occident et la Chine, car le problème est encore infiniment plus complexe. Une représentation simple consiste à estimer que ces modes dépendent des cultures qui ont engrammé les peuples, ces cultures étant elles-mêmes profondément marquées par leurs traditions spirituelles. Ainsi, en Occident, il conviendrait de faire le lien entre ces modes et le Christianisme profondément influencé par la pensée grecque via l’apôtre Paul. En Chine, il faudrait relier ces modes aux traditions spirituelles, le Taoïsme [25] et le Confucianisme nés il y a 3500 ans et le Bouddhisme apparu en Chine au 1er siècle de notre ère, en provenance de l’Inde. Nous nous limiterons au Taoïsme car le Confucianisme est surtout une école philosophique, morale et politique et le Bouddhisme une tradition plus récente en Chine, ayant subi par ailleurs de fortes influences du Taoïsme. On pourrait s’étonner que des comportements de notre temps puissent être interprétés en se fondant sur des pensées émises de nombreux siècles auparavant. On pourrait également être surpris que des civilisations par influence mutuelle demeurent ancrées sur de lointaines racines. La réponse est donnée par les travaux les plus récents en neurosciences qui montrent comment l’engrammage culturel nous marque et se transmet de génération en génération [26]. En paraphrasant la philosophe Simone de Beauvoir qui écrivait il y a plus de soixante ans dans Le Deuxième sexe, On ne naît pas femme, on le devient, on pourrait dire On ne naît pas Chinois, on ne naît pas Occidental, on le devient, par la culture dans laquelle chacun est immergé.
Il est intéressant pour aborder ce thème de citer le Cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI, pour bien montrer l’importance du Logos dans la théologie catholique [27]. Le christianisme doit toujours se souvenir qu’il est la religion du Logos. C’est la foi en le Creator Spiritus, le Saint-Esprit par qui procède tout ce qui existe. C’est aujourd’hui ce qui fait sa force philosophique en ce que soit le monde provient de l’irrationnel, et la raison n’est alors qu’un sous-produit à l’occasion même douloureux de son développement, soit le monde provient du rationnel et est alors en conséquence son critère et son but. La foi chrétienne penche pour cette seconde thèse, ayant ainsi d’un point de vue philosophique la haute main, en dépit du fait que beaucoup considèrent aujourd’hui que la première thèse est par excellence la seule option moderne et rationnelle. Cependant une raison qui prendrait sa source dans l’irrationnel, et ceci est tout compte fait irrationnel en soi, ne constitue pas la solution de nos problèmes. La raison créative seule, qui se manifeste dans le Dieu crucifié comme amour, peut nous montrer le chemin dans la réalité [28]. Nous, chrétiens, devons être extrêmement attentifs, dans le dialogue si nécessaire entre les gens du monde et les catholiques, à demeurer fidèles à cette ligne fondamentale : vivre une foi qui vient du Logos, de la raison créative, et ceci parce qu’elle est ouverte à ceux qui sont rationnels en vérité. Ainsi, la nouvelle évangélisation, initiée par le Pape Paul VI (Evangelii nuntiandi, 1975), promue avec force par Jean-Paul II tout au long de son pontificat et coulée en institution en 2010 par la création d’un Conseil pontifical ad hoc par Benoît XVI, est selon ce dernier fondée sur la suprématie de la raison créative, bien dans le cadre de la déclaration du cardinal Ratzinger en 2005. Elle implique le dualisme entre le créateur du cosmos qui est hors de ce cosmos, et sa création, dont l’Homme qu’il fit à son image, selon cette tradition. Ce texte religieux s’applique parfaitement à la démarche scientifique du Siècle des Lumières et d’une manière générale à tous les domaines devant conduire à des décisions en Occident : la raison créative opère à partir de concepts dont on déduit des lois en s’appuyant sur des développements mathématiques (au moins dans les sciences dures comme la physique) et éventuellement des applications. Cette démarche estimée rigoureuse permet de comprendre les phénomènes naturels, en en donnant des interprétations, prises trop souvent comme des certitudes. Elles devront être à leur tour améliorées sans fin par de nouvelles démarches scientifiques. La puissance de cette voie est grande, elle a permis l’explosion des connaissances et des compétences dans tous les domaines scientifiques à partir du XVIIè siècle en Occident. Grâce à ces considérations, on saisit bien le lien fort qui existe entre le mode de penser en Occident et le Christianisme, lui-même très marqué par la Grèce Antique [29]. Le dualisme et la raison sont deux piliers fondateurs de la pensée occidentale. Je me risque d’ajouter que notre égoïsme et notre égocentrisme en Occident qui n’existent pas à cette dimension dans la tradition extrême-orientale, pourraient bien être des avatars du dualisme qui permettrait à chacun de nous, d’avoir le droit de s’octroyer des privilèges indépendamment des autres et de les protéger au sein de groupements communautaristes de semblables revendiquant la ou les mêmes identité(s).
Diversités des modes de penser : Bipolarité et conformation dans la tradition chinoise
Deux livres [30] de Marc Halévy vont guider mes pas pour parler du Taoïsme sans le trahir si possible et en acceptant de ne pas faire l’exégèse de cette tradition, à la fois philosophique et spirituelle [31], ce qui exigerait de trop longs développements. En revanche, je vais m’efforcer d’expliciter ce qui diffère le Taoïsme du Christianisme, en précisant une nouvelle fois que ces deux chemins [32] sont indépendants l’un de l’autre. Une première différence est la bipolarité du Taoïsme. Dans la tradition chinoise, il ne s’agit pas de distinguer deux réalités adverses et inconciliables, mais bien plutôt de consacrer deux pôles aux choses, deux pôles inséparables, deux pôles phénoménaux et existentiels … L’image classique mais parfaite de la bipolarité est l’aimant magnétique, qui possède un pôle dit positif et un pôle dit négatif. Mais ces deux pôles sont inséparables. Que l’on vienne à couper cet aimant en deux, en son milieu, et on reconstitue illico deux aimants possédant chacun un pôle positif et un pôle négatif. L’important, ici, est qu’il est impossible d’avoir l’un sans l’autre, impossible d’avoir un pôle positif seul, sans pôle négatif en face. On comprend tout de suite que la dualité ne présuppose pas –au contraire- cette indissociabilité de ces deux éléments : pour les théistes, Dieu pourrait très bien exister (j’aurais préféré être) sans avoir créé le monde matériel, puisqu’il existe (est) par lui-même, de lui-même, pour lui-même, puisqu’il est l’Être en soi, incréé et irréductible à quoi que ce soit. Bien plus, théologiquement, si le couple Dieu-monde n’était pas une dualité contingente, mais une bipolarité nécessaire, alors il y aurait nécessairement un Un qui transcenderait ce couple … Lire l’univers avec les yeux d’un taoïste, c’est voir en tout, partout, toujours, une bipolarité essentielle à l’œuvre : celle du yin et du yang, aussi inséparables que les pôles de l’aimant … Ainsi, en appliquant ce principe de bipolarité au couple, en faisant une interprétation du symbole du yin – yang (sans et car non dissociable), le cercle est le couple, le blanc et le noir sont les représentations de la femme et de l’homme intriqués l’un dans l’autre, ce qui pourrait symboliser un couple en harmonie des cœurs, des esprits et des corps, avec un rond noir dans le blanc et un rond blanc dans le noir ce qui pourrait symboliser, selon moi, l’accueil d’une part du masculin par la femme et inversement pour l’homme. Le divorce serait la rupture de la bipolarité pour créer deux entités dualistes … Le symbole du yin – yang conditionne tant la médecine que la diététique chinoises, les arts martiaux et les arts plastiques, la compréhension de la Nature et de la nature humaine. La suprématie scientifique et technique chinoise durant 3000 ans est due au concept de la bipolarité. Le démontrer est hors du champ de cet essai.
Remarquons que le trois en Taoïsme est le symbole du Ciel, de la Terre et de l’Homme entre les deux, les trois étant indissociables. En Christianisme, le Père, le Fils et le Saint Esprit est une tripolarité également indissociable [33]. En revanche, le dualisme est entre l’incréé Dieu et le cosmos créé, car ils ne sont pas de même nature. C’est pour cette raison que le monde de l’Extrême-Orient est convaincu que Dieu ne peut pas être car ce serait une preuve du dualisme, inconcevable dans leur tradition.
Il serait imprudent et impudent de prétendre que l’hégémonie actuelle de la science et de la technique occidentales prouve sa supériorité. Je crois en effet que la compréhension par la science occidentale des phénomènes naturels, pourra échouer, en particulier pour des phénomènes particulièrement complexes. Il se pourrait qu’ils seraient mieux étudiés sans découper à la Descartes, avec une approche non dualiste, dénommée moniste ou holistique. Ainsi, je pense que l’acupuncture [34], une thérapie plus que millénaire qui repose sur des conceptions cosmogoniques chinoises holistiques, aurait eu beaucoup de mal à éclore en Occident, avant l’existence d’instruments capables de détecter l’énergie électrique des points d’acupuncture. Même détectés, les bienfaits thérapeutiques sur des organes éloignés auraient pu mettre encore beaucoup de temps pour être découverts, en raison de la complexité de la situation nécessitant une observation méticuleuse, comme "les tailleurs de jade".
– Bernard Baudelet : une question à Mathias Schiltz
A ce niveau de nos échanges, il est devenu clair que la notion d’humain ne peut pas être réduite à ce que sont les hommes et les femmes en Occident, à ce qu’ils pensent, à ce qu’ils croient... Alors quelle est votre opinion sur l’initiative du pape émérite Benoît XVI d’avoir créé une nouvelle structure de dialogue entre croyants et incroyants dans le cadre du Parvis des Gentils pour un nouvel humanisme de notre temps ? J’ai cru comprendre que cette initiative était destinée à bousculer des résidus dépassés de façon à inventer demain. Lors des journées inaugurales tenues à Paris en 2012, quatre textes majeurs [35] ont été prononcées par des personnalités françaises prestigieuses Julia Kristeva Professeur à l’Université Paris VII, Jean Clair de l’Académie française, Axel Kahn Président de l’Université Paris-Descartes et Jean-Luc Marion de l’Académie française. Il est intéressant de citer la fin de la conclusion de Julia Kristeva [36] . Je voudrais parier qu’une nouvelle étape s’ouvre devant nous, par l’ambition qui nous anime aujourd’hui de rouvrir la mémoire des religions, en puisant dans l’expérience analytique et avec l’apport de tous ceux qui voudront bien se joindre à nous. Cette nouvelle structure de dialogue de l’Église catholique entre croyants et non-croyants (je préférerais alter-croyants) : le monde n’étant plus centré sur l’Occident, la chrétienté n’ayant jamais été la référence de nouveaux pays hégémoniques de l’Extrême-Orient, l’expérience analytique n’ayant pas marqué historiquement cette partie du monde, ce nouvel humanisme ne risque-t-il pas d’être étriqué ? Avec une pointe d’humour, je me demande qui se chargera d’inviter la haute hiérarchie vaticane de chausser des lunettes contre sa myopie.
– Mathias Schiltz
À la fin de mon avant-propos à cet essai j’ai exprimé l’espoir de trouver, grâce à l’inclusion, un dénominateur commun entre les modes de penser occidental et extrême-oriental, à savoir la dimension spirituelle. Mais qu’en est-il en réalité ? Pour l’homme occidental, même s’il n’est pas déiste ou chrétien, cette dimension est transcendante par rapport au réel brut de l’humain, ce que l’on peut en mesurer et peser, ce qu’on peut en appréhender par la biologie, y compris les neurosciences. Question d’engrammation du cerveau, me direz-vous. Pour l’homme oriental au contraire, le taoïste notamment, cette dimension fait partie de l’humain intégral où le yin et le yang sont inséparables dans leur bipolarité. Comment concilier ces deux visions ?
Dans l’essai III, j’ai mentionné Raimundo Panikar, grand protagoniste du dialogue interreligieux, dont les travaux visent une meilleure entente entre le christianisme et l’hindouisme. Dans l’essai IV j’ai signalé les efforts de Sebastian Paindath sur lesquels j’entends revenir dans l’essai VIII.
Tout récemment, j’ai lu un article d’Anselm Grün intitulé Être un en Dieu et en l’homme, ayant pour sous-titre : Seulement si nous habitons en Dieu et lui en nous, nous pouvons faire l’expérience de l’unité entre les hommes [37]. Se référant à la prière de Jésus Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi … qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi (Jn 17,21-23a), l’auteur voit dans l’inhabitation réciproque de Dieu et de l’homme [38] le fondement – mystique – de l’unité entre les humains. Grâce à cette inhabitation [39], la foi chrétienne la plus authentique ne connaît-elle pas, tout en affirmant haut et clair l’altérité du Très-Haut, également une certaine immanence de Dieu en attendant que Dieu devienne tout en tous (1 Co 15,28) ?
Anselm Grün est par ailleurs également un protagoniste du silence, la voie royale pour rencontrer l’autre en profondeur. C’est ce qu’à affirmé le cardinal Gianfranco Ravasi lors de l’étape portugaise du Parvis des Gentils en novembre 2012 : Dans le silence, il est possible de faire la rencontre de l’autre, différent de soi. Dans la foi comme dans l’amour, le silence est beaucoup plus éloquent que la parole [40]. Dans le même contexte, le neurochirurgien João Lobo Antunes a confirmé l’importance du silence face à la sacralité de la vie humaine. Il a exemplifié la possibilité d’une relation dans le silence avec le langage du visage et lui a donné un fondement biologique : le visage est une partie concrète, en relation étroite avec le cerveau. L’empathie en présence de l’autre est due aux neurones miroirs : l’autre est une partie de moi-même.
N’est-ce pas, cher Bernard, cette expérience du silence que nous avons faite lors de notre séjour à l’Abbaye de Clervaux pour préparer cette série d’essais ? Nous ne dirons jamais assez à quel point les plages de silence en commun par lesquels nous avons entrecoupé nos dialogues nous ont rapprochés et fécondé nos échanges.
– Bernard Baudelet
Du pain sur la planche pour nourrir nos prochains essais car nous touchons ici un nœud gordien qui risque d’être difficile à trancher. Notre humilité pourrait nous conduire à reconnaître nos conditionnements engrammés qui devraient limiter nos certitudes, promouvoir le relativisme de nos convictions et accueillir la richesse des diversités des autres comme nous espérons qu’ils accueillent les nôtres.
Je reprends en la modifiant une prédiction à tort attribuée à André Malraux (1901-1976) car il était athée [41] Le XXIè siècle sera religieux (ou spirituel ou mystique suivant les variantes) ou bien humaniste selon moi, ou il ne sera pas. La crise actuelle qui n’est pas uniquement financière et largement sociétale, devrait inciter les Hommes de bonne foi à réagir car les inégalités ont explosé à l’intérieur d’un grand nombre de pays, alimentant injustices et tensions sociales [42], le scandale des pauvres toujours plus pauvres et des riches toujours plus riches. Mais ces inégalités comprennent également le sort des femmes injustement incomprises, bafouées, voire lapidées, le travail indigne imposé à des enfants esclaves, le massacre de populations dont la foi religieuse n’est pas reconnue, la torture des prisonniers même au sein d’un grand pays démocratique comme les Etats-Unis, la peine de mort y compris des homosexuels dans de très nombreux pays… la liste est sans fin, tant est cruel l’humain. L’homme est un loup pour l’homme, comme l’exprime un proverbe latin, repris dans la littérature car souvent vrai, hélas !
Je me réjouis que vous ayez apprécié le silence partagé à l’Abbaye de Clervaux lors de notre séjour fin 2012 pour préparer cette série d’essais. Le silence est une merveilleuse voie pour cesser de n’entendre que soi en calmant notre cinéma intérieur, afin de pouvoir s’ouvrir. Je déplore le brouhaha qui inonde notre cerveau au point de bloquer notre réflexion, les slogans clamés qui nous manipulent en nous conditionnant [43]. Entrer en silence a été un thème plusieurs fois évoqué par moi lors de cette série d’essais sur La vérité. Anselm Grün m’a également beaucoup influencé, tout comme le Bouddhisme. C’est la preuve de l’universelle efficacité de cette pratique, après, il est vrai, un entrainement.
Annexe
Nous devons apprendre de la pensée chinoise des stratégies d’amorce et de maturation [44]
Dans la culture chinoise, rien n’est jamais donné en une seule fois, mais tout se révèle peu à peu. Les démocraties occidentales ne gagneraient-elles pas à se réapproprier ce temps long, se demande le philosophe et sinologue, François Jullien
En quoi le temps chinois se distingue-t-il du temps occidental ?
Au cœur de la conception occidentale se trouve un temps abstrait, détaché des durées singulières. Au contraire, la Chine a pensé la durée à partir de l’alternance des moments saisonniers. Le« durable », que nous semblons aujourd’hui découvrir, et vis-à-vis duquel notre pensée paraît encore si démunie, est une notion banale en Chine. Car, en Chine, ce qu’on veut, c’est d’abord s’assurer une « longue vie », faire durer l’énergie du monde, car elle peut s’épuiser.
Iriez-vous jusqu’à dire que le développement durable et les questions écologiques sont plus faciles d’accès pour la culture chinoise que pour l’Europe ou les Etats-Unis ?
Je crois que c’est le cas, même si aujourd’hui la Chine assure souvent sa croissance industrielle au détriment de l’environnement. Car ce souci de la durée est partout présent dans la culture chinoise. Rien n’est jamais donné en une seule fois, mais tout se révèle peu à peu, dans un déroulement et selon une maturation propres à chaque processus. Le monde, en effet, est conçu en tant qu’énergie qui se renouvelle par régulation, comme le montre déjà la respiration, et non en termes d’être opposé au non-être. Cela touche même le domaine de l’art : que l’on songe à ces peintures auxquelles d’abord on ne prête guère attention, parce qu’elles n’ont rien qui frappe d’emblée ,rien qui saisisse le regard, mais dont on ne cesse ensuite d’éprouver la « saveur », dans la durée, au point, nous dit-on, qu’on voudrait « se coucher devant » et ne plus les quitter.
Cela veut-il dire que le temps partagé, vécu ensemble, est considéré comme essentiel ?
La fréquentation, la familiarité, l’épaisseur du temps passé ensemble sont effectivement des données fondamentales de l’anthropologie chinoise. Le temps génère de la fiabilité, il permet d’avoir confiance, de savoir peu à peu à qui on a affaire. Cette confiance ne peut, en effet, s’obtenir d’un coup ; elle procède du déroulement de cette relation dans la durée. C’est d’ailleurs là une source de malentendus pour les entrepreneurs européens qui abordent le marché chinois avec l’idée que la « sincérité » et la « transparence » peuvent suffire à persuader leurs interlocuteurs. Car il ne s’agit justement pas, pour les Chinois, de prendre une décision à la seule vue d’un projet. Pour faire confiance, il y faut un processus générant celle-ci. On aime, en Chine, à se dire « vieux amis » : « vieux » signifie que la confiance qu’on a l’un dans l’autre résulte du temps qu’on a passé ensemble, de la fréquentation mutuelle au fil des jours, dans la durée ; sinon cette confiance serait arbitraire. Dès lors, on n’amène plus à vouloir se persuader : chacun sait que l’autre est fiable, sans avoir à le dire, il n’y a pas à s’en convaincre, car cela est acquis par le cours même du temps.
Cette confiance qui naît du « vivre ensemble » dans le temps est-elle assimilable à ce que vous appelez les transformations silencieuses ?
Oui, « silence » s’entendant ici en ces deux sens : ces transformations silencieuses sont des processus qui cheminent sans bruit, évoluent discrètement, par petites touches, à notre insu, et donc aussi des processus dont on ne parle pas, parce qu’on ne les discerne pas, qui restent plongés dans le silence. Ainsi la confiance entre de « vieux amis » s’accumule-t-elle au fil du temps et, d’autre part, ne réclame pas de commentaires ni d’explications. Cela contraste avec la perspective occidentale, qui privilégie l’action de même que la parole, les deux allant de pair, les vérités qui se disent et les hauts faits. Tel est notre attachement à l’épopée. La persuasion, qui joue un rôle central dans la pensée grecque, résulte d’une démonstration logique qui doit emporter directement la conviction et sur le champ. La Chine, à l’opposé, n’accorde pas ce prix à la vérité victorieuse s’imposant d’un seul coup par la parole, elle préfère les cheminements silencieux, privilégie la maturation dans le temps long.
Avec quelle conséquence principale ?
Une conception stratégique différente, qui pense en termes d’amorçage, d’influence et d’infléchissement. Voyez : les Chinois fêtent le printemps en plein hiver, au tout début du mois de février, quand la neige recouvre encore le sol. Non pas au moment tardif où les bourgeons éclatent, mais au moment initial où la sève commence à peine à remonter dans les racines. Rien ne se voit encore, mais quelque chose déjà s’engage, un processus s’amorce, dont le résultat apparaîtra plus tard. Si une transformation est « silencieuse », c’est qu’elle est à la fois globale et continue, donc ne se démarque pas, donc aussi qu’on ne la remarque pas. Je crois que nous ferions bien de méditer ces stratégies d’amorçage et de maturation, si nous voulons faire sortir les politiques démocratiques de la pression de l’urgence exercée par les sondages comme aussi des événements « sonores » que mettent en scène les médias. Ces événements ne sont en fait que l’affleurement sonore de transformations silencieuses.
La démocratie vous paraît-elle menacée par le règne du temps court généralisé ?
Les démocraties, quand elles deviennent démagogiques, exigent des résultats qui se manifestent d’un coup et de façon sensationnelle, voire théâtrale. On veut récolter tout de suite, mais on ne laisse pas mûrir. Or, à côté de ce temps court, il me paraît indispensable que la démocratie sache aménager un temps long, qu’elle puisse trouver le sens de la maturation, des infléchissements discrets qu’on ne remarque pas d’abord, mais qui sont peut-être seuls porteurs d’une amélioration effective. Quitte, bien sûr, à ce que ce soit un autre ensuite qui en recueille les fruits.
[1] Au sujet de la notion d’inclusion, voir l’essai IV : Vérités de la foi en Dieu à l’aune de la diversité et de la complexité.
[2] Histoire de la pensée chinoise (du IIè millénaire avant notre ère à nos jours), publié aux Éditions du Seuil en 1997 par Anne Cheng.
[3] Confucius (551– 479 avant notre ère) est un personnage historique ayant le plus marqué la civilisation chinoise sur le plan sociétal, il est encore considéré aujourd’hui comme le premier moraliste de la Chine.
[4] Lao Tseu ou Laozi aurait été un sage chinois et, selon la tradition, un contemporain de Confucius (milieu du Ve siècle–milieu du IVe siècle avant notre ère). Il est considéré comme le père fondateur du Taoïsme. Il pourrait s’agir d’un personnage fictif ou composite, et non proprement historique, selon des spécialistes actuels.
[5] Karen Armstrong a décrit les origines, la naissance, les causes et l’apogée de ces traditions spirituelles et philosophiques en Chine, en Inde, en Grèce et en Israël dans un livre publié aux Éditions du Seuil en 2009 pour la traduction française avec pour titre La naissance de la Sagesse (900-200 avant Jésus-Christ).
[6] Le génie de la Chine 3000 ans de découvertes et d’inventions, publié aux Éditions Philippe Picquier dans la première édition en 1986 et dans la plus récente en 2007 par Robert Temple grâce aux travaux effectués par un éminent biochimiste britannique Joseph Needham.
[7] La science chinoise et l’Occident, publié aux Éditions du Seuil en langue française en 1979 (en anglais en 1969) par Joseph Needham.
[8] Le grand écart. La science entre technique et culture, publié aux Éditions Manucius par Jean-Marc Lévy-Leblond en 2013.
[9] J’invite nos lectrices et nos lecteurs à se référer à trois articles que j’ai publiés dans la Warte Entendre les intrus (09/02/2012), Vivre autrement l’entrepreneuriat (01/03/2012) et Eurêka (07/06/2012) et un dans Le Jeudi Richesse des talents en entreprise (29/12/2011). Je peux adresser sur simple demande ces articles (bernard-baudelet@orange.fr).
[10] A cet égard, je voudrais citer un précepte opérationnel notamment chez Google et que j’enseigne et applique depuis de nombreuses années dans mes séminaires en entreprise Donnez de la liberté aux salariés, ils vous éblouiront.
[11] L’expression a été utilisée avec insistance dans le discours du Pape Jean XXIII à l’ouverture du Concile Vatican II.
[12] Source : Radio Vatican.
[13] Le synode des évêques institué par Motu Proprio de Paul VI en date du 15 septembre 1965 ne remplit évidemment pas ce rôle. Les synodes de ce type se réunissent seulement à intervalles plus ou moins espacés. Ils sont devenus de plus en plus dépendants de la Curie romaine et n’ont finalement plus qu’à élaborer des "propositions" à l’attention du Pape qui en fait sa synthèse dans des Exhortations Apostoliques.
[14] Ce découplage est artificiel dans un domaine complexe. Cependant, il permet de rendre moins confuses les considérations sur les modes d’agir.
[15] Les transformations silencieuses, publié aux Éditions Grasset par François Jullien en 2009 & L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, publié aux Éditions Seuil en 2009 par le même auteur.
[16] Formalisation occidentale et conformation chinoise, un article que j’ai publié dans Le Jeudi le 5 mai 2011. Je peux l’adresser sur simple demande (bernard-baudelet@orange.fr).
[17] En référence au livre de François de Closets publié aux Éditions Grasset en 1986 Toujours plus !. A l’époque, j’avais presque cinquante ans et je commençais à craindre que ma prochaine voiture soit beaucoup moins confortable que la précédente, malgré mes progressions hiérarchiques. En découvrant le Luxembourg, il y a six ans, j’ai constaté que les voitures de mes collègues universitaires étaient "encore" majestueuses, ce qui imposait des places de parking plus larges qu’en France.
[18] Un article sur ce sujet a été publié à propos de la Grèce dans le Monde diplomatique de février 2013 par Alexis Tripras, sous le titre Dossier Grèce Notre solution pour l’Europe.
[19] Selon un proverbe chinois, il ne sert à rien de tirer sur une plante pour la faire pousser.
[20] Cette citation faite au magazine Zhonghua Ernü (Les enfants de la nation chinoise) par Xi Jinping est reproduite dans un article du journal Le Monde daté du 15 novembre 2012 en page 27, intitulé Le nouvel empereur rouge.
[21] J’invite les lectrices et les lecteurs à se référer à un article que j’ai publié dans la Warte Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit Une pensée ne se résume pas encore moins la chinoise (22/0/2012). Je peux adresser sur simple demande cet article (bernard-baudelet@orange.fr).
[22] Ceci n’exclut pas de devoir témoigner leurs désaccords sur des injustices antidémocratiques, à condition toutefois de le faire avec humilité, chacun balayant devant sa porte.
[23] L’art de la guerre traduction du traité de Sun Tse aux Éditions Pocket en 1993 & Stratégie et séduction d’après le même auteur avec des commentaires de Pierre Fayard, publié aux Éditions Dunod en 2009.
[24] Les jeux de stratégie sont les grilles de lecture des différences culturelles, publié par Steven Roth dans le journal de HEC Montréal, L’Intérêt vol. 55 n° 11, du 31 mars 13 avril 2011.
[25] Lao Tseu aurait été un sage chinois, il est considéré comme le père fondateur de Taoïsme. Il aurait écrit le Tao Te King ou Livre de la Voie et de la Vertu sans doute au VIè siècle avant notre ère. Son influence s’étend quasi à tous les domaines de la vie : la religion, l’art, la littérature, la santé, la nature… Il est considéré comme la Bible du Taôisme. Les Éditions Mille et une nuits en propose une traduction en français dans une série de publications depuis l’an 2000.
[26] Consulter par exemple, les livres publiés par le neurologue nord-américain Antonio Damasio.
[27] Le cardinal Ratzinger à propos de la crise de la culture européenne, extrait de Catholic Education en 2005.
[28] Le Cardinal Ratzinger est en plein dualisme et aucunement relativiste.
[29] En particulier Aristote (384 – 322 avant notre ère). Mathias Schiltz reconnaît évidemment le fait historique de l’hellénisation du christianisme. Mais dans les essais III et IV, il s’est inscrit en faux contre les théologiens, dont Joseph Ratzinger, qui tendent à ériger l’expression grecque du message chrétien en référence absolue.
[30] Le Taoïsme, publié aux Éditions Eyrolles en 2009 & Lecture du Tao Une sagesse qui nous attend, publié aux Éditions Oxus en 2012 par Marc Halévy.
[31] A ceux qui voudraient approfondir le Taoïsme dans ses liens avec la Chine d’aujourd’hui, je suggère de consulter les nombreux livres publiés par de remarquables sinologues Viviane Alleton, Anne Cheng, François Cheng, François Jullien, Ivan P. Kamenarovic.
[32] J’aurais pu écrire "voies" car le Taoïsme vient du mot Tao qui signifie la voie. Mathias Schiltz rappelle que le mot voie est également utilisé à plusieurs reprises par les Actes des Apôtres (9,2 ;19,9.23 ; 22,4 ; 24,14,22) pour désigner les chrétiens.
[33] Dieu est unique : nous le proclamons aussi fermement que le judaïsme ou l’islam. Mais Dieu n’est pas solitaire. Il n’a prise sur Son être qu’en le communiquant dans les relations intra-divines qui constituent toute la personnalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Il est comme une famille où tout serait absolument commun, où chacun serait lui-même uniquement par sa relation à autrui. Une belle citation exprimant la tripolarité, on la trouve en page 172 du livre L’humble présence, publié en 2008 aux Éditions du Jubilé par Maurice Zundel, des inédits recueillis et commentés par Marc Donzé. Selon Mathias Schiltz : Un concile célébré en Gaule méridionale au Ve siècle affirme solennellement que Dieu est un, mais il n’est pas seul. L’unité de Dieu, dans la vision chrétienne, n’est pas celle d’un bloc minéral. Elle est une unité qui se fait sans cesse, un peu comme est l’unité de notre corps, unité qui se fait et qui se maintient jour après jour. Dieu est relation, échange de soi, mouvement.
[34] L’acupuncture, publié aux Éditions Que sais-je par Madeleine Guillaume, Jean-Claude de Tymowski et Madeleine Fiévret-Izart depuis 1973 avec de nombreuses rééditions ultérieures.
[35] Ces textes majeurs auxquels il a été joint notamment la préface du Cardinal Gianfranco Ravasi, Président du Conseil pontifical de la culture, ont été publiés aux Éditions Bayard sous le titre Lumières, religions et raison commune, en 2012.
[36] Sans renier son athéisme, Julia Kristeva se définit comme humaniste, enfant des Lumières et de la République.
[37] Anselm Grün, Einssein in Gott und Mensch. Nur wenn wir in Gott wohnen und er in uns, wird Einheit unter den Menschen erfahrbar, in : Christ in der Gegenwart, Nr. 19/2013, 12.5.2013, S.205 f.
[38] L’idée de l’inhabitation n’est pas nouvelle. Saint Augustin disait déjà : Tu étais en moi plus profondément que mon tréfonds le plus intime et plus haut que les sommités de mon âme (Confessions III,6,11). Maître Eckhart et Nicolas de Cuse ont parlé de la naissance de Dieu dans l’âme.
[39] L’idée de l’inhabitation n’est d’ailleurs pas nouvelle. Saint Augustin disait déjà : Tu étais en moi plus profondément que mon tréfonds le plus intime et plus haut que les sommités de mon âme (Confessions III,6,11). Maître Eckhart et Nicolas de Cuse ont parlé de la naissance de Dieu dans l’âme.
[40] Propos rapportés par Zenit, 16 et 27 novembre 2012).
[41] André Malraux a même précisé à Pierre Desgraupes (Le Point, 10 novembre 1975) : On m’a fait dire : "le XXIe siècle sera religieux". Je n’ai jamais dit cela bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un évènement spirituel à l’échelle planétaire (est-ce prémonitoire ?). Malraux était athée. Comment remplacer Dieu ? se demandait-il. C’est ce qu’exprime Tchen, un des personnages de son grand roman humaniste La Condition humaine : Que faire d’une âme s’il n’y a ni Dieu, ni Christ ?
[42] La mondialisation de l’inégalité, publié aux Éditions du Seuil en 2012 par François Bourguignon. Il serait également important de lire le livre La société des égaux (et non pas des égos), publié aux Éditions du Seuil en 2011 par Pierre Rosanvallon.
[43] Sans vouloir mettre de l’huile sur le feu à propos des manifestations actuelles en France contre Le mariage pour tous, je suis consterné par des calicots homophobes, par des propos décrivant avec dégoût des pratiques sexuelles attribuées aux hommes. Avec des amis hétéro- et homosexuels, deux pasteurs de l’Église Réformée Unie de France, un prêtre catholique qui ne peut pas dévoiler sa présence et des laïcs chrétiens et alter-croyants, nous tentons un débat public avant l’été Si on parlait d’aimer ? En effet, nous sommes convaincus que chacun a le droit d’aimer et d’être aimé suivant ses désirs, innés ou acquis suivant les interprétations, dans le respect de son ou de sa partenaire.
[44] Cet article a été publié dans le journal Le Monde daté du 29 novembre 2012. Les propos de François Jullien ont été recueillis par Robert-Pol Droit.