lb | fr | pt | en |
VII 1 Autre monde de la complexité L’Humain
Version définitive
– Mathias Schiltz
Voilà que nous abordons un domaine fort complexe, en effet. What a piece or work is a man [1], s’exclama jadis William Shakespeare. Par ce cri qu’il met dans la bouche de Hamlet, le grand dramaturge anglais visait aussi bien les peines des éducateurs s’efforçant de faire de l’enfant ou de l’adolescent un homme ou une femme accomplie que la lutte que chaque individu doit engager sur lui-même pour en arriver, ne fût-ce que de manière asymptotique, à ce stade. Les termes français éducation et érudition que nous employons pour désigner ces efforts expriment bien, surtout par leurs racines latines, ce qu’il en coûte pour faire un homme. "Educare" provenant de "educere" évoque le fait de conduire un être d’un stade primitif vers un stade avancé, nécessairement plus complexe. Il en va de même pour le verbe "erudire" qui signifie le fait de faire sortir d’un stade de rudesse vers un état plus affiné. Nous retrouvons ici l’expression rudis indigestaque moles créée par Ovide pour désigner le chaos primitif [2]. Dans la cosmogonie du poète latin l’homme lui-même est, au moment de sa première émergence, tributaire de ce stade d’indifférenciation.
À l’opposé de cette mythologie gréco-romaine, la révélation biblique voit dans l’homme un être qui est dès le départ organisé selon une certaine complexité : C’est toi qui as créé mes reins, qui m’as tissé dans le sein de ma mère. Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis : étonnantes sont tes œuvres toute mon âme le sait. Mes os n’étaient pas cachés pour toi quand j’étais façonné dans le secret, modelé aux entrailles de la terre. J’étais encore inachevé, tu me voyais ; sur ton livre, tous mes jours étaient inscrits, recensés avant qu’un seul ne soit ! Que tes pensées sont pour moi difficiles, Dieu, que leur somme est imposante ! Je les compte : plus nombreuses que le sable ! Je m’éveille : je suis encore avec toi. Ainsi parle le psaume 138 (139),13-18. C’est que, selon la Bible, l’homme a été créé selon un certain plan, bien plus il a été créé à l’image de Dieu (Gn 1,26-27), un Dieu qui se révèle progressivement être un Dieu qui est unique mais pas solitaire [3], un Dieu qui est Père, Fils et Saint-Esprit. La référence, voire la ressemblance à ce Dieu unique en trois personnes renforce-t-elle la complexité de l’humain ou est-elle (en même temps) un facteur de synthèse dans l’unité des différences ?
– Bernard Baudelet
Je m’attendais à votre référence à Dieu créateur pour, tout en reconnaissant la complexité de l’humain encore inachevé, justifier qu’il a été suivant le dessein de Dieu, créé à son image au point de pouvoir trouver un facteur de synthèse dans l’unité des différences. Mon analyse de la complexité de l’humain sera moins prestigieuse car je vais devoir naviguer à vue, proposer plusieurs pistes de réflexions dont l’ensemble, tel un tableau impressionniste, fournira une image toujours incomplète et jamais satisfaisante de la complexité de l’humain. En fait, la complexité de l’humain m’apparaît bien plus difficile à cerner que celle de Dieu. Il est plus commode d’être théologien que psychanalyste (annexe 1) ou neuroscientifique (annexe 2), deux spécialités qui tentent de comprendre, voire de corriger nos comportements humains normaux ou devenus surprenants.
Chacun de nous est juge et partie car c’est notre cerveau qui explore le cerveau des autres humains et le nôtre. Nous sommes complexes comme nous le sommes au regard des autres et au nôtre. Louis Jouvet pensait que le personnage d’Hamlet de William Shakespeare était profondément humain car tellement complexe. Plus récemment, Michel Serres dans Le tiers instruit [4] exhibe le personnage d’Arlequin enlevant ses habits bigarrés qui tombent un à un sur la scène d’un théâtre devant des spectateurs médusés. Complètement nu enfin après un long suspens, ils découvrent sa peau bariolée comme un manteau d’arlequin. Qui est-il ? Un monstre ! Non, un homme normal … mais complexe. C’est un métis (pages 13-17).
En fait comme on ne peut pas dire grand-chose à propos de Dieu, selon moi, les théologiens déclarent qu’il est "Tout Autre" à la suite de saint Augustin ou bien indiquent ce qu’il ne peut pas décemment être, en théologie apophatique. Ou encore pour rendre compatible sa puissance et son amour, ils l’espèrent, "Tout puissant en amour". En revanche leur tâche est éminemment lourde et complexe lorsqu’ils tentent d’effectuer l’exégèse des textes sacrés à la lumière d’aujourd’hui, de comprendre les messages des mystiques à la recherche du mystère de Dieu, de donner sens aux dogmes considérés éternels, de la catholicité. Il en est de même pour les musulmans qui partagent avec les chrétiens le même Dieu personnel. Si on ajoute que les textes de ces révélations "divines" sont également des œuvres humaines, on peut considérer que ce sont les femmes et les hommes qui rendent complexe Dieu dès qu’ils tentent de s’exprimer à son égard.
Je dois vous avouer, bien cher Mathias, que les propos tenus dans cette introduction ont agité mes deux dernières nuits au point de ne pas pouvoir "entrer en silence" afin de réduire le vacarme de mon cinéma intérieur, comme je prétends en être capable depuis plusieurs décennies. J’espère ne pas vous apporter les mêmes perturbations. Cependant, j’imagine que je vous ai fait réagir et je suis tout disposé à vous entendre en ami fidèle.
– Mathias Schiltz
Tâche redoutable, précisément en fonction des questions nombreuses et complexes que vous me posez. Essayons de procéder par ordre. Je réponds évidemment en tant que croyant que Dieu est et qu’il s’est fait connaître. Lors de sa rencontre avec les sages de l’Aréopage d’Athènes saint Paul leur dit qu’ils pourraient peut-être découvrir Dieu en tâtonnant, lui qui, en réalité, n’est pas loin de chacun de nous. Et il poursuit, en se référant au poète Aratos qui a vécu à Tarse (lieu de naissance de Paul) au 3e siècle avant Jésus-Christ : Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être. … Car nous sommes de son espèce (Ac 17,27-29). Dans sa lettre aux Romains (1, 19-20) l’apôtre affine et précise sa pensée : Ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux [les païens] manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence. En se référant à ces textes scripturaires, le 1er Concile du Vatican (1869-1870) a affirmé que Dieu, principe et fin de toutes choses peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées [5].
Conscient des limites de cette voie de connaissance, le Concile a pourtant pris soin de faire référence à une autre voie : Toutefois, il a plu à sa sagesse et à sa bonté de se révéler lui-même au genre humain ainsi que les décrets éternels de sa volonté par une autre voie, surnaturelle celle-là … C’est bien grâce à cette Révélation divine que tous les hommes doivent de pouvoir, dans la condition présente du genre humain, connaître facilement, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur, ce qui dans les choses divines n’est pas de soi inaccessible à la raison [6]. – Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé (Jn 1,18).
Fort de ces affirmations qui sont également les convictions du croyant que je suis, je ne peux évidemment pas partager votre opinion selon laquelle on ne peut pas dire grand-chose à propos de Dieu. Sans doute, saint Augustin a-t-il dit que l’étroite raison humaine ne peut jamais saisir et contenir la richesse infinie de Dieu de façon adéquate. Toutes nos représentations de Dieu sont des adéquations inadéquates ou, pour reprendre l’expression chère à Karl Rahner déjà utilisée plus haut, des approches asymptotiques. Saint Paul lui-même concède que notre connaissance est limitée (1 Co 13,9) et en se référant peut-être au mythe de la caverne de Platon il affirme que, à présent nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face (1 Co 13,12). Dieu reste toujours plus grand que tout ce que nous pouvons penser et dire de lui. Dans ce sens saint Paul a, lors de son passage à l’Aréopage, parlé de tâtonnements Et c’est bien ainsi que je comprends l’expression du Dieu qui est "Tout Autre".
Reste ce que vous appelez la tâche éminemment lourde et complexe de l’exégèse des textes sacrés à la lumière d’aujourd’hui. J’en conviens, et le Pape Jean XXIII en était bien conscient lorsque, dans son allocution d’ouverture du Concile Vatican II, il dégageait comme point saillant des travaux de l’Assemblée un bond en avant (un balzo innanzi) vers la pénétration doctrinale et une formation des consciences. Car, autre est la substance de l’antique doctrine du depositum fidei, et autre la formulation qu’elle revêt : c’est de celle-ci que l’on doit – avec patience s’il le faut – tenir grand compte, en présentant tout dans les formes et les proportions d’un magistère de caractère surtout pastoral. Il faut, certes, avouer que le souhait et la vision éminemment prophétique du Pape Roncalli n’ont été réalisés que de façon fragmentaire. Mais je ne désespère pas qu’il soit possible d’y donner suite de façon appropriée, à condition que l’on ose plus de liberté et que des relations nouvelles de confiance et de collaboration s’instaurent entre le magistère de l’Église et la réflexion des théologiens, ces rapports étant depuis pas mal de temps marqués par des mécanismes excessifs de contrôle souvent prématuré, d’une part, et des craintes de sanction, d’autre part. Encore faut-il se rendre compte qu’il ne s’agit pas seulement (ni peut-être en premier lieu) d’une nouvelle pénétration intellectuelle du message chrétien, mais, dans la ligne d’un magistère de caractère surtout pastoral prônée par Jean XXIII, d’une présentation de la Bonne Nouvelle qui touche les cœurs, conformément à la devise cardinalice Cor ad Cor loquitur choisie par John Henry Newman qui ne cesse de nous rappeler que la foi est avant tout affaire d’amour : We believe because we love. Nonobstant, le cardinal Newman est également, à travers ces innombrables publications théologiques, un guide exceptionnel pour un renouveau intellectuel de la théologie et de l’annonce de la foi : Ex umbris et imaginibus in veritatem [7]. Peut-être faudra-t-il également davantage prendre acte de la réflexion de Søren Kierkegaard que je viens de relire à l’occasion du bicentenaire de la naissance (5 mai 1813) du grand philosophe de l’existence danois : On a considéré le christianisme comme vérité au sens du résultat au lieu de le voir comme vérité au sens de chemin.
– Bernard Baudelet
Ici encore, je m’attendais à votre réaction montrant que le Tout Autre, même si notre connaissance est limitée, apparaîtra clairement, au-delà de ce qu’on peut imaginer de façon confuse, lorsque ce sera face à face. C’est cette espérance qui a orienté et continuera de guider, je l’espère pour vous, votre chemin de vie jusqu’à votre dernier souffle. Je vous comprends, d’autant plus qu’un de mes très bons amis, Chanoine à la cathédrale de Valence, se sachant condamné à une mort prochaine, a choisi lors des derniers mois de va vie de se préparer à rencontrer le Dieu de sa foi, seul face à lui. Ici encore, je vais devoir m’appuyer sur mes convictions pour explorer la complexité de l’humain dans l’impossibilité d’emprunter votre regard.
Au début de mes réflexions pour rédiger cet essai, je voulais me dispenser de beaucoup d’efforts en affirmant d’une manière péremptoire que les humains sont essentiellement égoïstes et égocentriques dans leur nature profonde, et en ajoutant qu’ils le sont depuis la nuit des temps et le seront pour toujours. En effet, les exemples accusateurs sont faciles à trouver, il aurait suffi de regarder autour de nous ou évidemment en nous. Trois exemples probants (annexe 3) auraient convaincu nos lectrices et nos lecteurs déjà acquis(e)s. Alors bien cher ami, vous auriez pu parler de l’amour de Dieu comme incitation à nous améliorer avec l’assurance d’être pardonnés en faisant repentance. Ainsi dans une approche dualiste, nous aurions pu débattre. Et l’essai aurait été ficelé à bon compte.
Cependant, cette approche est bien trop réductrice pour prétendre à un semblant de vérité. Ainsi, certains dans leur jeunesse sont beaux et majestueux comme le David de Michel-Ange de la place de la Signoria à Florence et d’autres, jeunes ou vieux, semblables aux peintures de Pablo Picasso, comme la Femme nue accroupie, dont par chance on peut distinguer les seins et les mains. Ils peuvent être grandioses et envahissants comme la musique de Richard Wagner ou bien espiègle comme celle d’Érik Satie. Ils peuvent aussi se comporter comme les riches méprisants sur leur tas d’or ou bien compatissants comme sœur Emmanuelle sur les tas d’ordures du Caire …
Je crois que nous sommes des êtres multipolaires, avec toute l’humanité en nous. Peindre chacun de nous serait un tableau impressionniste avec des taches de couleur dont l’ensemble serait la révélation de ce que nous sommes. C’est évidemment irréaliste car le tableau serait ce que nous croyons être, à tort évidemment. Ainsi, les humains m’apparaissent multidirectionnels et non pas multifacettes car, au cours de notre vie nous changeons dans certaines directions alors que la notion de facettes aurait pu faire craindre à la fixité de notre être. Certes, nous ne possédons pas toutes les connaissances, toutes les compétences, tous les talents, toutes les vertus …, tous les vices. Cependant, chacun de nous a sa propre représentation multidirectionnelle, qu’il ignore en grand partie car, rappelons-le, nous sommes complexes et de plus l’inconscient occupe une place importante dans nos vies. Certaines directions sont largement développées et d’autres atrophiées. Certaines évoluent et d’autres sont figées. Et puis, il conviendrait d’expliciter les directions attribuées aux caractères féminins (et non pas forcément propres à toutes les femmes alors qu’elles peuvent être exprimées par des hommes) et masculin, en inversant les termes cités entre les parenthèses. Il faudrait aussi être capable de comprendre la dynamique de nos évolutions multidirectionnelles. La culture au sens général qui nous a engrammés (essai VII 2 Autre monde de la complexité : Occident – Chine), pourrait être une piste. Ce sont nos diversités et celles des autres (annexe 4).
Cependant, cette nouvelle Tour de Babel (essai IX) est la source de rejets souvent par peur de l’autre, de communautarismes étroits pour nous réfugier, de conflits dans tous les domaines où nous cohabitons avec l’autre, souvent tellement étrange. Ce rejet des autres par incapacité de s’ouvrir avec empathie, ne serait-ce le péché originel ? Qu’en pensez-vous, bien cher Mathias ?
– Mathias Schiltz
Tout d’abord, cher ami, je rejoins volontiers votre idée que nous sommes des êtres multipolaires, avec toute l’humanité en nous. C’est bien dans ce sens que j’ai déclaré dans l’essai V que je me sens capable à la fois du meilleur et du pire. Je partage aussi votre conviction que nous sommes engrammés par notre culture. C’est tout le problème de l’inculturation des religions dont nous avons traité et allons traiter dans d’autres contextes. Cependant je ne vois pas autant que vous cette engrammation culturelle comme un obstacle à l’échange, au respect et à l’accueil de l’autre, à la reconnaissance de ses valeurs et à la complémentarité mutuelle. La culture qui forge ou renforce notre identité est à mes yeux plutôt un tremplin pour un saut en avant (le balzo innanzi de Jean XXIII évoqué ci-dessus) vers plus d’ouverture dans le sens d’une unité dans la diversité réconciliée. Serais-je dès lors moins pessimiste que vous ?
Vous me renvoyez au péché originel ! Faut-il que j’y voie un piège amical ? J’ai quant au péché originel ma petite idée personnelle qui n’est peut-être pas très orthodoxe. Tout d’abord, ce terme ne se trouve dans aucun texte scripturaire. Les auteurs sacrés ont fait la même expérience que vous et moi en regardant autour d’eux et en eux-mêmes : étroitesses, égocentrisme, conflits en série. Oui, il y a une déchirure dans l’humanité et en nous-mêmes. À la recherche d’une explication de cet état de choses, ils en ont trouvé la cause dans une faute de nos premiers parents dont les conséquences se perpétueront jusqu’à la fin de l’humanité. Le conte de la chute d’Adam et Ève au livre de la Genèse, qui n’est évidemment pas un récit historique, est donc un texte étiologique qui cherche à expliquer un état de fait : l’humanité à la dérive.
Vous vous demandez si le péché originel serait l’expression de notre nature profonde. Non. C’est peut-être la conception protestante de cette réalité mystérieuse, selon Martin Luther qui affirmait que l’homme était radicalement perverti. La théologie catholique ne l’entend pas de cette façon. Certes, l’image de Dieu en l’homme dont j’ai parlé plus haut est ternie, entachée et blessée par le péché, mais elle n’est pas détruite et elle est restaurée grâce à la rédemption. C’est cette dernière affirmation qui est la source de mon espérance. Nous pouvons dépasser les clivages et devenir des artisans de paix selon l’appel du Christ. J’ai eu le 4 mai passé la chance de participer à un circuit spirituel autour du thème de la paix auquel prenaient part plus de quatre-vingts jeunes de la communauté francophone de l’église Saint-Michel de Luxembourg-Ville. Faisant la synthèse de la journée en fin d’après-midi, je leur ai rappelé les paroles du Christ : C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne (Jn 14,27) et je leur ai expliqué que la manière du monde était bien connue à l’époque de Jésus : c’était la Pax Romana dont Jésus a du reste tragiquement subi les contrecoups en sa personne : une uniformité rigoureuse commandée par le César et ayant tendance à s’imposer à tous les peuples de l’Univers connu en ce temps. Ce n’est pas de cette façon que Jésus conçoit la paix dans le corps des siens. Saint-Paul s’en est expliqué à plusieurs reprises dans cette magnifique image du corps et des membres pour nous faire comprendre la diversité des dons, des ministères, la diversité des modes d’action et leur vocation commune d’être au service du corps unique (cf. 1 Co 12). Voilà le modèle de la paix et d’une unité dans la diversité réconciliée prônée par Jésus et relayée par saint Paul dont les réflexions débouchent dans l’incomparable hymne à l’amour qui est le don suprême et impérissable (1 Co 13). – J’avais l’impression que les jeunes avaient saisi, et leur optimisme contagieux a rejailli sur moi.
– Bernard Baudelet
Je vous remercie de m’avoir invité à plus d’optimisme car le pessimisme est contraire à ma nature profonde ou au moins à mon désir d’humaniste de m’émerveiller. Cependant, la question récurrente demeure Qui suis-je ? Et celle associée Qui est l’autre ? A la première question existentielle, dans une boutade Woody Allen botte en touche Au fait que mange-t-on ce soir ? Ces deux mêmes questions m’ont interpellé lorsque mon ex-épouse après 35 années de vie de couple a déclaré sa volonté de divorcer, alors qu’aucune infidélité ne pouvait le justifier. Me faire ça à moi ? a été ma première réaction, moi qui … et la seconde Mais qui est cette femme que finalement je ne connais pas ! Une psychanalyse sérieuse mais toujours inachevée m’a permis d’obtenir des réponses certes incomplètes qui m’ont permis de rebondir, en paix avec l’autre et moi-même dans un pardon partagé.
Pour sortir de ce nombrilisme, il convient de revenir à l’expression d’Arthur Rimbaud citée dans cet essai en annexe 4, Je est un autre. En effet, au-delà du rôle émotionnel dans la création artistique, c’est peut-être toute la conception classique du sujet comme pôle d’identité et de maîtrise de soi qui ainsi devrait être remise en cause. C’est d’ailleurs le sens de la critique que Friedrich Nietzsche (1844-1900) opère à la même époque. En revanche, pour René Descartes (1596-1650) avec son Je pense donc je suis, l’homme ne peut renoncer à "l’assurance du jugement". Le scepticisme n’est pas une attitude viable pour lui. Il veut atteindre une certitude, sur laquelle pourra être reconstruit un monde sûr et certain. Il est maître et possesseur de la nature, et certainement de sa propre nature. Il est hors de toute complexité !
– Bernard Baudelet : une question à Mathias Schiltz
Face à la complexité insondable de chaque être, face aux désordres psychologiques qui influencent plus ou moins ses comportements, quel doit être le discernement du confesseur dans le sacrement de la réconciliation lorsqu’il constate chez le pénitent, un engrammage culturel bien ancré ou pire un mal être psychique ? Les prêtres sont-ils formés, non pas pour se comporter en psy, mais pour constater les dommages des esprits, les limites du libre arbitre de la personne confessée et de leur propre libre arbitre de confesseur, lors d’émotions ressenties ? Ont-ils pour responsabilité de conseiller de rencontrer un professionnel psy ? Ceci pourrait être important en un temps où ces "presque psys" qui nous confessent [8], les esthéticiennes, les libraires, les coiffeurs ou antiquaires ou bien les pharmaciens qui se voient confier, malgré eux ou complices, les tourments de leurs clients.
– Mathias Schiltz
Cher Bernard, tout le monde n’est pas psychologue. Tout prêtre non plus. Pour entrer dans la sphère intime d’une personne, il faut un extrême respect, une grande délicatesse et un discernement bien éprouvé. Quand je rencontre quelqu’un au confessionnal ou à la recherche d’un conseil spirituel, mon premier devoir est de bien distinguer la nature de son problème. S’il est de l’ordre d’une pathologie psychique, je dois impérativement l’orienter vers un spécialiste. Un tel conseil ou une telle suggestion n’est pas toujours très bien reçu : Je ne suis pourtant pas malade ! Affaire souvent de longue haleine et de patience. Si mon interlocuteur est prisonnier d’un engrammage culturel étriqué tel que je l’ai connu moi-même dans mes jeunes années (voir essai V), j’essaie de l’aider à dépasser progressivement l’étroitesse de ses limites. Là encore la patience est de rigueur. S’agit-il d’une question spécifiquement religieuse ou de responsabilité morale : je suis dans mon rôle.
Quant aux psys charlatans, pire aux gourous qui se drapent d’un mandat directement reçu d’en-haut, je ne vois malheureusement pas comment éliminer cette désastreuse espèce.
– Bernard Baudelet
Réjouissons-nous, cher Mathias, au fil de nos échanges dans cet essai, nous nous rencontrons à nouveau, bien que vous soyez croyant et moi un alter-croyant. En fait, nous nous retrouvons grâce à notre foi commune en la spiritualité qui donne sens à nos vies.
Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux, inscription écrite sur le fronton du Temple de Delphes, m’apparaît comme une incitation à mieux se découvrir. C’est également une invitation à demeurer humble puisqu’atteindre cette connaissance absolue supposerait que nous soyons les égaux des dieux, au point que rien ne nous serait scellé.
Au tableau à fort contraste de ceux qui affirment et plastronnent, je préfère ceux du maître taoïste chinois Ni Zan [9] (1301-1374) où vers la fin de sa vie, les tons dégradés de gris sont de plus en plus dilués, l’émotion fait frissonner, des transformations silencieuses sont perçues en harmonie, et non pas des ruptures brutales. C’est le fruit du clair et de l’obscur maîtrisés qui se correspondent sans s’agresser et s’exclure, dans l’esprit bipolaire du yin-yang. Ainsi, nous devenons quand pas à pas nous progressons sans fin vers plus de sagesse.
Ces deux dernières réflexions pourraient être ma conclusion, provisoire forcément, car le sujet me parait inépuisable devant la complexité incommensurable de chacun de nous.
Annexe 1
A propos de la psychanalyse
Dans cette annexe, nous nous limiterons à la présentation historique faite par Sigmund Freud [10]. En effet, il n’est pas possible dans le cadre de cette série d’essais sur La vérité de traiter complètement de la psychanalyse en s’appuyant sur les théories de Freud (1856–1939), de Yung (1875-1961), de Lacan (1901-1981) et de leurs disciples et contradicteurs. De plus, l’incompétence des auteurs de ces essais ne permettrait pas d’assumer glorieusement cette tâche.
L’objectif de la psychanalyse est d’apprendre du malade quelques choses qu’on ne sait pas et que lui-même ignore (page 48 du livre cité de Sigmund Freud). Le travail analytique est long et ardu car il existe une force (inconsciente le plus souvent) qui empêche ces choses de devenir conscientes et les contraint à rester inconscientes (page 49). Il n’est pas prévu non plus de décrire la méthodologie suivie pour faire jaillir dans le conscient, les traumatismes cachés dans l’inconscient dès la première année du jeune enfant. Leur révélation n’est pas forcément la guérison du malade, elle permet cependant de l’aider à en tenir compte pour adapter son comportement. Je me souviens de situations qui me surprenaient dans mon laboratoire universitaire. Une équipe qui avançait bien dans ses travaux en développant des théories scientifiques innovatrices et/ou des applications également nouvelles des propriétés découvertes, pouvait assez brusquement devenir stérile. J’avais alors remarqué que l’un des chercheurs par maladresse non consciente provoquait la brisure d’appareils et j’avais relié ceci au fait qu’il m’apparaissait "mal dans sa peau", voire psychiquement atteint, malgré mon incompétence en psychanalyse. Bien plus tard, j’ai compris que cette brisure est un des signes de son inconscient perturbé (page 70). Cette équipe ne pouvait plus innover car l’un des leurs, refusait toute voie de changement par peur de prendre des risques qui s’ajouteraient à son trouble. La situation est bien plus grave lorsque dans un groupe humain (un couple par exemple), l’un des partenaires est atteint d’une maladie psychique lourde comme la paranoïa, un état, semble-t-il incurable, selon des spécialistes interrogés. En effet, le malade est dans le déni total des réalités de son comportement qu’il attribue à un bouc émissaire qu’il haïra jusqu’à sa mort naturelle ou provoquée dans les cas les plus graves.
Annexe2
A propos des neurosciences
Les travaux en neurosciences vont marquer le XXIè siècle car des instruments performants permettront de plus en plus d’établir des corrélations entre des pathologies et des signaux dans le cerveau. Je forme le vœu que les neuroscientifiques et les psychanalystes confrontent les résultats de leur recherche car le cerveau est l’objet commun de leurs recherches. Malgré mes incitations multiples, j’ai à ce jour échoué. En effet, la situation est compliquée, voire complexe, par la crainte des psychanalystes d’être snobés par les neuroscientifiques dont la démarche est considérée plus scientifique. De plus, les différentes écoles psychanalytiques ajoutent encore du piment à cette situation.
Les neuroscientifiques ont fait de nombreuses expériences montrant (ou démontrant si on est optimiste) que les choix que nous faisons dans des situations complexes, ne sont pas impulsés par le rationnel mais par les émotions inconscientes, sachant que ces choix sont souvent confrontés ensuite à l’esprit critique de la raison. Ainsi, le neurologue de réputation mondiale, Antonio Damasio dans son livre L’erreur de Descartes La raison des émotions, publié en 2006 aux Éditions Odile Jacob, affirme : Etre rationnel, ce n’est pas se couper de ses émotions. Le cerveau qui pense, qui calcule, qui décide n’est pas autre chose que celui qui rit, qui pleure, qui aime, qui éprouve du plaisir et du déplaisir. Le cœur a ses raisons que la raison... est loin d’ignorer. Contre le dualisme du corps et de l’âme, mais aussi contre ceux qui voudraient réduire le fonctionnement de l’esprit humain à de froids calculs dignes d’une machine, voilà ce que révèlent les acquis récents de la neurologie. Un ouvrage déjà classique, par l’un des plus grands spécialistes et théoriciens mondiaux du cerveau (quatrième page de couverture). Ainsi, l’absence d’émotions et de sentiments empêche d’être vraiment rationnel lors de décisions dans un domaine complexe. Or, les émotions naissent spontanément à partir des expériences de la vie de chacun de nous, engrammées également dans l’inconscient [11]. Toujours selon Antonio Damasio dans son livre L’autre moi-même Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions publié aux Éditions Odile Jacob en 2010 (pages 330 et suivantes) : C’est grâce au fait que notre cerveau a réussi à combiner la nouvelle gouvernance rendue possible par la conscience avec celle, plus ancienne, qui consistait en une régulation inconsciente et automatique, que les processus cérébraux non conscients sont à la hauteur de la décision consciente. Chacun mesure l’énormité de cette affirmation pour ceux qui croient mordicus en la puissance et la valeur exclusive de la raison consciente. Il est clair que dans le domaine de la foi en Dieu, une part d’émotions est nécessaire pour pulser une croyance qui alors ne sera jamais uniquement rationnelle.
Pour le prouver, l’auteur s’appuie sur les travaux d’un psychologue néerlandais Ap Dijksterhuis. Il a demandé à des sujets normaux de prendre des décisions d’achat dans deux situations différentes. Dans l’une, ils utilisaient surtout la délibération consciente ; dans l’autre, suite à une distraction provoquée…, ils ne le pouvaient pas. Le but était de faire un choix entre des objets domestiques ordinaires lors d’une première expérience et dans la seconde entre des achats importants comme une voiture. Toutes les données informatives étaient fournies pour chaque expérience durant trois minutes aux uns ayant la possibilité de mener une analyse consciente et aux autres qui n’avaient pas cette possibilité car on les distrayait. On avait prédit que pour le choix d’un grille-pain par exemple, les deux groupes émettraient le même choix alors que pour le choix d’une voiture, seul le groupe ayant eu la possibilité d’une analyse consciente prendrait les meilleures décisions. Or, les résultats ont été étonnamment différents… Ce sont les décisions prises sans délibération (consciente) qui ont été les meilleures pour les deux types d’achats et surtout pour les gros achats… Inutile de dire que ces résultats étonnants ne doivent pas décourager de délibérer consciemment après, afin de donner de la consistance à l’eurêka [12]. Ce qu’ils suggèrent plutôt, c’est que les processus inconscients sont capables d’une forme de raisonnement qui est bien plus puissante qu’on ne le croit en général. Ce type d’expérience a été reproduit par d’autres chercheurs, toutes conduisent aux mêmes conclusions. De plus, elles montrent que l’inconscient n’est efficace que si le cerveau a engrammé de nombreuses informations au préalable, qu’il est capable d’apporter une meilleure réponse si le temps dévolu est court, comme dans l’expérience précédente. En revanche, le cerveau conscient est plus pertinent lors de temps plus long permettant d’accroître le nombre d’informations. Cependant, plus grande est la complexité de la situation, plus est agile le cerveau inconscient.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de vous citer une autre preuve du rôle de l’inconscient. L’expérience est citée dans le livre du neuroscientifique Denis Le Bihan Le cerveau de cristal, publié en 2012 aux Éditions Odile Jacob (page 108 et suivantes). Par IRM (Imagerie par Résonance Magnétique), il a été montré que lors d’une prise de décision, tout commence par l’activation d’un premier précurseur inconscient de la prise de décision, il est suivi d’un processus toujours inconscient qui prépare dans une autre zone du cerveau le geste moteur et c’est quelques secondes après que la prise de conscience de l’opération à réaliser se manifeste enfin (pages 110 et 111).
Les femmes et les hommes sont complexes, mais avec un cerveau agile ce qui leur permet d’affronter sans fin des situations complexes.
Annexe 3
A propos de l’égoïsme et de l’égocentrisme humain
Dans la Genèse 1, on découvre que Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. Il me parait opportun à cette étape de réfléchir aux comportements de l’homme occidental de notre temps, non pas pour critiquer la Bible mais pour tenter de dire vrai, autant que la vérité nous soit accessible. Nous allons porter successivement notre regard sur l’Homme dans le monde libéral, sur les motivations profondes de la femme et de l’homme à la recherche du grand amour et sur l’attitude occidentale des politiques, des économistes, des entrepreneurs…, lors d’échanges espérés fructueux dans des mondes éloignés. En effet, dans ces mondes, des modes de penser et d’agir diffèrent des nôtres, en Chine en particulier (essai VII 2 Autre monde de la complexité : Occident – Chine). C’est également vérifiable dans les pays voisins, mais plus ténu car les différences sont moins éclatantes. Les trois tableaux sont plutôt noirs.
Le premier tableau s’appuie sur un livre récemment publié par le philosophe, Jean-Claude Michéa [13]. Sa conclusion pessimiste est sans appel. Face à la nature égoïste de l’Homme, il est devenu impossible d’espérer construire le meilleur des mondes et seul l’empire du moindre mal est pour cet auteur non utopique. L’enjeu est capital car si sa thèse est valable, il ne sert à rien de rêver. Quelques extraits nous éclaireront. Ils pourraient susciter l’envie de certains de nos lectrices et de nos lecteurs d’approfondir la vision de cet auteur. Je la déplore d’autant plus que je m’efforce lors de séminaires en entreprises de prôner l’importance de l’ouverture aux autres afin de s’enrichir de leurs diversités. Comment échapper à la guerre de tous contre tous, si la vertu n’est que le masque de l’amour-propre, si l’on ne peut faire confiance à personne et si l’on ne doit compter que sur soi-même ? Telle est, en définitive, la question inaugurale de la modernité, cette étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entrepris de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles. La force des libéraux est de proposer l’unique solution politique compatible avec cette anthropologie désespérée. Ils s’en remettent, en effet, au seul principe qui ne saurait mentir et décevoir, l’intérêt des individus (page 191) : l’égoïsme "naturel" de l’homme … devient ainsi quand le libéralisme triomphe, le principe de toutes les solutions concevables (page 192). Alors selon cet auteur, c’est l’empire du moindre mal et non pas le meilleur des mondes possibles. Ainsi, le nouvel ordre humain que les élites libérales sont désormais déterminées à imposer à l’échelle de la planète, exige, en effet, que les hommes cessent précisément de "se sentir hommes" et se résignent enfin à devenir de pauvres monades égoïstes, condamnées à produire et consommer toujours plus, chacune luttant impitoyablement contre toutes les autres, dans l’attente de son hypothétique "quart d’heure de célébrité" (page 203). Quelle horreur !
Le deuxième tableau concerne nos aspirations à l’amour, sans préciser si cet amour est hétérosexuel ou homosexuel. En effet, je suis convaincu que chacun de nous a le droit d’aimer et d’être aimé, en réponse à ses aspirations profondes, innées ou acquises, ici ce n’est pas le débat. Je vais m’inspirer d’un livre également récemment publié par Nicolas Grimaldi Métamorphoses de l’amour [14]. Cet auteur a consacré de nombreux ouvrages destinés à élucider nos expériences de la subjectivité. Son regard est également sombre car notre recherche de l’âme-sœur serait impulsée par notre narcissisme et non pas par l’altérité. Cette personne que nous aimons sans la connaître (tant elle nous est complexe), et qui ne nous est si présente que parce que nous la recréons sans cesse en l’imaginant, un tout simple hasard en fait l’objet de nos rêveries. Nous l’avons fortuitement inventée plutôt que nous ne l’avons choisie. Mais son image (et non pas sa réalité inaccessible) nous est désormais si intime, si obsédante, que nous ne pouvons plus nous en détacher. Parce qu’il nous semble que nous ne pourrions pas vivre sans elle, il nous semble aussi que nous aurions manqué notre vie si nous ne l’avions rencontrée (quatrième page de couverture).
Ce tableau rose bonbon devient gris, voire noir, lorsqu’on découvre notre pulsion sous-jacente, expression subjective de notre comportemental. Deux types d’amours, selon l’auteur de ce livre, nous animent. Le premier cherche à tellement absorber l’autre qu’il aspire à en effacer l’altérité. Une telle aspiration en révèle l’origine narcissique … Ainsi qu’en un miroir, on attendrait donc de l’autre qu’il devînt un double de nous-mêmes. Il partagerait nos émotions et nos goûts comme nous voudrions partager sa mémoire … Parce que la personne aimée serait à la fois "dépositaire" et la gardienne de cette image, nous aurions "en elle" le gage de notre identité (pages 165–167) ... A l’inverse, l’autre type d’amour n’éprouve rien d’aussi émouvant ni d’aussi fascinant que ce qui fait de l’autre un tout autre que moi. Tout au contraire du précédent, n’éprouvant pour soi-même qu’indifférence ou qu’ennui, il sent sa propre existence ranimée par l’émerveillement qu’un autre lui fait éprouver … En ce sens, aimer quelqu’un, ce serait être tellement bouleversé par sa musicalité qu’on ne désirât rien tant que l’accompagner tant on voudrait qu’il ne pût être aussi parfaitement lui-même qu’en l’étant avec nous (pages 167-171). Encore du narcissisme captatif !
Le nombre croissant de divorces est-il dû à l’épreuve de l’amour au quotidien qui révèle les bévues des premiers stades utopiques de la lune de miel ? Ainsi, l’Homme nouveau renforcé dans son égoïsme naturel par la société, exprime la puissance de son égo dans ses amours centrées sur lui. Manipulé ou non, l’Homme de notre temps n’est certainement pas totalement conscient de ses vices, cachés en grande partie dans son inconscient. Se connaître soi-même demeurera un défi, tant chacun de nous est complexe.
Un troisième tableau va nous faire découvrir que les mondes politique, économique, entrepreneurial… font fausse route lorsqu’ils entendent négocier avec des personnalités engrammées dans d’autres cultures, en ignorant leurs modes de penser et d’agir, comme ce sera développé dans l’essai VII 2 Autre monde de la complexité : Occident - Chine. Il est fini le temps où l’hégémonie occidentale autorisait le mépris de leurs diversités. A chaque fois que nous tentons d’imposer nos modes en proposant un programme de collaboration justifié par des lois élaborées à partir de concepts abstraits, nous ignorons notamment qu’en Chine, la durée est plus importante que le temps événementiel et que les lois issues de concepts dualistes ignorent l’unité du cosmos. Plus subtilement, la manière de s’exprimer oralement ou par écrit en chinois, ne suit pas nos canons occidentaux [15]. Tandis qu’en Grèce (c’est-à-dire en Occident), ce qu’on montre est la "vérité" (vérité de la représentation ou qui fonde l’argumentation), ce qu’on indique en Chine est "la voie" par où procéder (le tao de la régulation naturelle ou sociale). En Grèce, en somme, le discours à un objet, qu’on cherche à cerner au plus près sur un mode injonctif ; tandis qu’en Chine, il est recommandé à la parole d’être "détendue", le propos est d’autant plus subtil qu’il "laisse" seulement entrevoir. Et ce "laisser" est essentiel : par son caractère évasif, il fait le jeu de l’immanence (pages 471-472). Certes, de nombreux Chinois après leurs études en Occident, comprennent nos modes de penser et d’agir occidentaux et nos manières de nous exprimer. Ceci ne signifie pas qu’ils vont continuer à les considérer comme la voie (le tao) de tout progrès. C’est finalement leur force de nous connaître mieux que nous les connaissons.
Une question qui restera sans réponse structurée dans le cadre limité de cette série d’essais sur la vérité : les Occidentaux sont-ils les seuls à se comporter d’une manière égocentrique ? Certes non avec cependant une différence : au Japon que j’ai pratiqué pendant une bonne trentaine d’années et également en Chine avec des collaborations au moins durant une décennie, j’ai de nombreuses fois remarqué la disparition de l’égo au bénéfice du groupe (entreprise, institut…). Je pourrais citer de très nombreuses autres considérations puisées dans la littérature de sinologues occidentaux. Elles nous inciteraient à cesser de prétendre que notre hégémonie économique est la preuve de notre vérité et justifie notre attitude dominatrice. C’est de plus stratégiquement ridicule alors que les économies occidentales sont en déclin. Il faut le noter sans se boucher les yeux et les oreilles comme "les trois petits singes" prétendus sages.
Annexe 4
A propos des diversités humaines
Comme nous déjà l’avons longuement explicité, les émotions jouent un rôle pionnier dans les prises de décision dans des situations complexes [16]. Il en est de même dans toutes les créations artistiques car elles n’obéissent pas à des décisions conscientes mais à de subtiles pulsions émotionnelles inconscientes [17]. Or, il a été montré que les émotions sont marquées par la culture engrammée dans le conscient mais également dans l’inconscient. Ainsi, j’ai constaté plusieurs fois que face à un même problème scientifique ou technique complexe, les solutions rationnelles proposées sont différentes lorsque sont sollicités des spécialistes, issus de cultures éloignées et de même compétence cognitive. En effet, décider, c’est choisir consciemment parmi différentes possibilités dans le but de résoudre une situation perçue comme insatisfaisante – et souvent complexe. Ce choix suppose un traitement d’informations selon un objectif, des critères de choix et une volonté de réalisation - souvent une innovation - et l’émotion intervient à chaque stade du processus (page 164 du livre cité dans cette annexe de Ilios Kotsou). Ainsi, l’esprit humain est influencé par sa culture au point que sa vérité n’est pas la vérité. De plus, la vérité exprimée par une personne psychiquement atteinte est encore plus éloignée.
Il conviendrait de considérer d’autres diversités qui jouent un rôle dans le fonctionnement de l’esprit humain. Ainsi, les comportements féminins et masculins [18] présentent des singularités. De même, les connaissances, les compétences mais également les valeurs [19], les talents [20] ont des influences. Les références proposées concernent principalement le monde de l’entreprise, dans d’autres cadres la littérature est abondante [21]. Les cultures ayant une influence sur les comportements féminins et masculins, les connaissances, les compétences, les valeurs, les talents …, il faudrait moduler ces comparaisons en tenant compte de ces influences.
Philippe Lukacs illustre dans un article récent [22] l’influence de la caste auquel appartient l’Indien Lakshmi Mittal, sur son comportemental. La connaissance de cette influence culturelle aurait permis de le comprendre lorsqu’il négocie. Lakshmi Mittal s’est présenté à nous comme un homme parti de rien et qui, seul, a construit un empire sidérurgique : une formidable "success story" (à l’occidentale). Nous nous sommes laissé éblouir par ce discours. Nous sommes partis de l’a priori qu’un Indien se construit de la même façon qu’un Européen. Ethnocentriques, nous n’avons pas vu qu’une famille indienne, et en particulier hindoue, fonctionne traditionnellement dans le respect d’une trajectoire familiale spécifique (sa culture) ... Ainsi, dans la caste de Lakshmi Mittal, leur dharma [23], leur devoir, leur vocation est de s’enrichir. Quels que soient les moyens utilisés … Le bien commun, le respect des contrats n’est en aucune façon dans leur dharma … Le cas Mittal n’est qu’un exemple particulièrement illustratif. Dans tous les cas et avec tout partenaire potentiel, nous gagnons à être attentifs à la culture de l’autre. Des mauvaises langues du Luxembourg m’ont relaté l’engouement d’élites politiques luxembourgeoises au moment de la création d’Arcelor Mittal. Ces personnalités étaient ravies d’avoir l’heureuse opportunité d’accueillir dans leur pays, le siège du leader mondial de l’acier. On connaît la suite. Prévoir l’avenir est complexe !
[1] Quel morceau de travail qu’un homme ! William Shakespeare, The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, Act II, Scene 2.
[2] Une masse grossière, informe qui n’avait que de la pesanteur, Ovide, Métamorphoses, I,7.
[3] La formule, appelée Fides Damasi, est née à la fin du 5e siècle, sans doute au sein d’un concile régional de la Gaule méridionale. Cf. Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, édité par Peter Hünermann pour l’édition originale et par Joseph Hoffmann pour l’édition française, Paris 1996, n° 71.
[4] Le tiers-Instruit, publié par Michel Serres aux Éditions Bourin en 1991.
[5] Heinrich Denzinger o.c. n° 3004, cf. 3026.
[6] l.c.
[7] Traduction des citations du cardinal Newman : Le cœur parle au cœur. – Nous croyons parce que nous aimons. – Des ombres et des images vers la vérité (phrase gravée sur le mémorial érigé en son honneur à Edgbaston).
[8] Le journal Le Monde sous ce titre a publié un article dans son numéro daté du dimanche 18 et du lundi 19 novembre 2012 en page 20. Cet article s’appuie sur la publication en 2012 par un coiffeur de Nantes, Anthony Galifot d’un livre intitulé Autour du fauteuil aux Éditions L’Atalante.
[9] Ce thème est développé dans mon article publié dans la Warte le 10 mai 2012 sous le titre Le silence Un difficile apprentissage de la spiritualité.
[10] Cinq leçons sur la psychanalyse prononcées aux États-Unis en septembre 1909 par Sigmund Freud à l’occasion du vingtième anniversaire de la Clark University à Worcester en Angleterre, devant un public de médecins et de spécialistes connaissant peu les théories freudiennes car très récentes. Elles sont publiées sous ce titre aux Éditions Petite Bibliothèque Payot en 2010 pour la nouvelle édition.
[11] Voir à ce sujet le livre Intelligence émotionnelle et management Comprendre et utiliser la force des émotions, publié en 2008 par Ilios Kotsou aux Éditions de Boeck.
[12] Mon article Eurêka publié dans la Warte le 7 juin 2012 apporte d’autres exemples sur les mécanismes inconscients dans les processus d’innovation.
[13] L’empire du moindre mal Essai sur la civilisation libérale, publié initialement en 2007 et dans l’édition actuelle en 2010 chez Flammarion par Jean-Claude Michéa.
[14] Métamorphoses de l’amour, publié aux Éditions Grasset en 2011 par Nicolas Grimaldi
[15] Le livre de François Jullien Le détour et l’accès Stratégies du sens en Chine, en Grèce, publié en 1995 aux Éditions Grasset, illustre bien l’influence du sens dans la manière de s’exprimer et d’agir en Chine et en Occident.
[16] Intelligence émotionnelle et management Comprendre et utiliser la force des émotions, publié par Ilios Kotsou aux Éditions de Boeck en 2008.
[17] Ainsi, quand Arthur Rimbaud (1854-1891), dans une lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 s’exclame Je est un autre, il professe une conception originale de la création artistique Le poète ne maîtrise pas ce qui s’exprime en lui, pas plus que le musicien, l’œuvre s’engendre en profondeur… Rimbaud poursuit J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute.
[18] Le cabinet international McKinsey a réalisé six rapports de grande qualité en plusieurs langues dont le Français entre 2007 et 2012, sur la position des femmes et des hommes cadres en entreprise, en Occident et en Asie et sur l’importance stratégique d’accroître rapidement la proportion des femmes cadres au-delà du fameux plafond de verre, intitulés Women Matter. Ils sont disponibles sur le site de Google.
[19] Les valeurs (en entreprise) publié aux Éditions Eyrolles en 2009 puis réédité en 2011, par Thierry Wellhohh
[20] Deux références récentes intéressantes sur les talents en entreprises : L’alchimie des talents Un atout stratégique pour l’entreprise du XXIè siècle, publié aux Éditions Dunod en 2008 par Yves Blanc, Catherine Foix et Mathieu Maurice ; La gestion des talents La GRH d’après-crise, publié chez le même éditeur en 2010 par Cécile Dejoux et Maurice Thévenet. Je préfère le premier qui a une ouverture humaniste à tous les talents, le second est plus élitiste.
[21] La distinction de sexe Une nouvelle approche de l’égalité, publié en 2007 aux Éditions Odile Jacob par Irène Théry.
[22] Quel est le dharma de Lakshmi Mittal ?, publié dans le journal le Monde du 22 janvier 2013 par Philippe Lukacs, Professeur à l’École centrale de Paris.
[23] "Dharma" désigne l’ensemble des normes et lois sociales, politiques, familiales, personnelles, naturelles en Inde.