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V. Chemin personnel foi en Dieu
– Bernard Baudelet
Dans le monde actuel, il est courant que des engagements ne soient pas tenus. Les journaux nous inondent de retournement de veste dans le monde politique, de contournement de contrats signés dans le monde entrepreneurial, de l’importance grandissante des divorces, un divorce pour deux mariages à Paris et un sur trois en province française… L’infidélité est reconnue de plus en plus comme un droit à la libre jouissance, l’abandon d’un des parents de ses enfants lors d’un divorce, n’est plus l’exception… Pourtant, respecter ses engagements devrait être la marque de la dignité de l’humain. Sans cette éthique, l’égoïsme devient naturel et certains communautarismes deviennent le refuge de ceux qui ont bafoué leurs engagements. Vous le savez, j’avais été tenté de proposer que nos premiers travaux en commun soient consacrés à l’engagement et non pas à la vérité. Cependant, à la rencontre de ces deux thèmes se trouve, selon moi, la valeur d’une parole donnée, vécue dans votre cas lors de votre ordination presbytérale. J’imagine que votre chemin personnel a dû être perturbé par le doute, la tentation de recouvrer votre liberté face à une catholicité très hiérarchisée, voire de bifurquer en choisissant de vivre en couple et d’avoir des enfants… Je crois important qu’une personnalité reconnue de la religion catholique du Luxembourg puisse s’exprimer en toute liberté, sans avoir honte d’être faillible ou d’avoir été tenté de l’être. Personne n’est parfait.
– Mathias Schiltz
Voilà bien des questions à la fois. Il est évident que le doute fait partie de l’existence humaine et qu’il est même un compagnon de route permanent du croyant. Et ce n’est pas pour rien que Jésus avertit celui qui a mis la main à la charrue de ne pas regarder en arrière sous peine de se révéler inapte au service du Royaume (Lc 9,62). N’empêche que cette tentation, même si elle n’est pas quotidienne, existe elle aussi bel et bien. Je compte revenir sur mes expériences personnelles en ces domaines au fur et à mesure du récit de mon cheminement personnel de croyant en Dieu.
Je dois avouer que malgré ces expériences, je n’ai pas connu l’éclipse de Dieu au cours de mon existence qui compte à présent quatre-vingts ans. Et Dieu a fait partie de mon univers mental aussi loin que je puisse me souvenir. Dès la petite enfance son existence était pour moi une évidence, une certitude. Influence familiale ? Sans doute, partiellement du moins, du côté féminin surtout, les hommes de ma famille, mon père et mes oncles, rangeant plutôt dans la catégorie des chrétiens tièdes, voire sceptiques et anticléricaux. Mais leurs positions, dont on discutait haut et fort, n’ont jamais eu raison de ma conviction profonde.
Fait d’autant plus remarquable et étonnant que j’aurais eu tout avantage à m’émanciper de ce Dieu gendarme, ce Dieu justicier, ce Dieu qui fait peur dont une éducation aux relents jansénistes dispensée à la fois par la partie croyante de ma famille [1] et le clergé paroissial de l’époque m’avait inculqué l’idée. Est-ce lui qui ne m’a pas lâché ? Est-ce moi qui n’ai pas pu rompre avec lui ? Toujours est-il que le chemin personnel de ma foi en Dieu est devenu à partir de là un parcours très long et parfois très pénible de purification, de correction, de libération des représentations erronées et des fausses images que je me faisais du Très-Haut. J’ai vécu dans ma chair ce que veut dire le deuxième des Dix Commandements : Tu ne te feras pas de faux Dieu (Ex 20,4). J’ai pendant des années sinon des décennies adoré un faux Dieu.
Le début du processus d’affranchissement de cette idolâtrie date de l’époque où à travers la JEC (Jeunesse Étudiante Catholique) j’ai fait la connaissance de quelques Jésuites. Je dois aujourd’hui encore rendre un hommage reconnaissant à la lucidité et à l’abnégation de ce vicaire de notre paroisse, aumônier des scouts, qui m’a dit un jour, à l’âge de douze ou treize ans : Tu n’es pas fait pour le scoutisme. Va à la JEC, chez les Jésuites, cela convient mieux à ta tournure d’esprit. Je ne savais pas à l’époque que les Jésuites étaient les ennemis jurés du Jansénisme qui m’avait tant marqué. Mais j’ai découvert avec eux un autre Dieu, le Dieu de Jésus-Christ, le Dieu de l’Évangile qui est un Père plein de tendresse, un Dieu qui est amour et rien qu’amour.
Toutefois, la conversion ne fut pas instantanée, tant les idées invétérées étaient profondément ancrées en moi depuis ma petite enfance. Pour en venir à bout, il m’a fallu des années de combat durant lesquelles j’ai connu toutes les affres de la maladie du scrupule. Avec saint Paul je puis affirmer : En me faisant passer sous sa loi, l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus m’a libéré, moi qui étais sous la loi du péché et de la mort (Rom 8,2). Mais ce n’est finalement que depuis l’époque de Vatican II que je me sens parfaitement affranchi par la liberté des enfants de Dieu (Rm 8,21). C’est d’ailleurs une des raisons principales de mon attachement existentiel à ce Concile.
Aujourd’hui je peux donc sans ambages souscrire à l’affirmation prêtée à sainte Thérèse de Lisieux : Si j’eusse commis les fautes les plus graves qui se puissent connaître, je me précipiterais dans les bras de Dieu qui me punirait - d’un baiser. Ma relation au Dieu vivant, au Dieu de ma vie, est à présent imprégnée de jubilation et d’action de grâce : Dans ta bonté, Seigneur, tu as changé mon deuil en une danse, mes habits funèbres en parure de joie (Ps. 30,12).
C’est à l’âge de 19 ans, que j’ai décidé d’entrer au Grand Séminaire et de devenir prêtre, malgré les tensions et les tourments dont j’étais encore la proie à l’époque. Ou était-ce à cause de ceux-ci ? Était-ce pour mieux connaître ce Dieu qui me faisait souffrir que j’ai choisi de faire de la théologie ? L’idée de la prêtrise – sous son aspect cultuel avant tout – m’avait sans doute effleuré dans mes années d’enfance où j’étais un enfant de chœur assidu. Au fil du temps, elle s’était progressivement effacée au profit d’une vocation plus générale d’ordre philanthropique qui allait se concrétiser, grâce à mon oncle parrain – médecin, en direction de la filière médicale. Après le bac, je m’étais donc inscrit au cours universitaires de médecine. Mais à trois ou quatre semaines de la rentrée, je suis allé retirer mon dossier de candidature pour le porter incessamment au Grand Séminaire, à quelques centaines de mètres de distance. La décision fut instantanée, et j’y vois toujours l’effet de la grâce.
J’ai donc endossé la soutane… La veille de revêtir officiellement l’habit clérical, je suis allé me présenter en petit clerc à ma grand-mère maternelle qui vivait avec nous après le décès de la mère de mon père. Elle était une femme extrêmement pieuse, toute dévouée à l’Église, au petit soin pour l’entretien du sanctuaire de sa paroisse. L’ictus qui allait entraîner sa mort l’a surprise à genoux sur la table de l’autel occupée à épousseter le tabernacle. De sa part, je m’attendais à des éloges et à des félicitations. Rien de tout cela ! Elle m’a regardé de haut en bas, puis : Ça ne te va pas mal, mais surtout, efforce-toi de ne jamais entacher cet habit !. Ayant assidument fréquenté le milieu clérical toute sa vie durant, elle savait certainement de quoi elle parlait, sans que le petit naïf planté devant elle pût s’en douter sur le moment. Toujours est-il que je n’ai jamais oublié ce conseil, que je l’ai bien compris plus tard et que je puis, en toute modestie, affirmer que je l’ai fidèlement suivi jusqu’à ce jour.
– Bernard Baudelet
Évidemment, j’accueille avec un profond respect votre conviction d’avoir été appelé par Dieu et de croire qu’il vous a soutenu par sa grâce. Mon chemin spirituel diffère du vôtre et mes convictions sont éloignées des vôtres également. Plus profondément, je pense que votre chemin vers Dieu et en Dieu est largement dû à l’influence de votre éducation marquée par des femmes de foi catholique. En effet, le poids des femmes dans l’éducation d’un jeune garçon était et est encore très grand, comme chacun le sait. Les travaux en psychanalyse et en neurosciences montrent (pour ne pas écrire démontrent car même en sciences le doute est possible) que ce qui est engrammé dans le cerveau inconscient dès l’enfance et au cours de la vie, influence nos choix. Au point qu’il m’arrive de prétendre à l’impossibilité du libre arbitre. Je vous propose d’accepter mon regard comme je tiens à recevoir le vôtre. Il est en effet capital que chacun s’exprime dans son authenticité, avec amitié.
J’ai souhaité travailler avec vous cette série d’essais sur la vérité, malgré nos chemins de vie différents et, en fait, par tellement éloignés car l’un et l’autre, car nous nous efforçons d’agir dans l’esprit qui anime depuis 25 ans les réunions des personnes de bonne foi à Assise. J’ai écrit de bonne foi car il est difficile de faire admettre que je suis un homme de foi, en croyant que Dieu n’est pas. A ce sujet, j’ai appris avec reconnaissance que désormais le Pape invite également des personnes qui me ressemblent. Votre fidélité me réjouit et renforce mon amitié fraternelle à votre égard. Vous le savez malgré les chaos de ma vie, je tente toujours de demeurer fidèle à mes valeurs. Je les nomme humanistes, alors que je devrais écrire que mes valeurs sont celles de notre culture judéo-chrétienne. Je suis inquiet qu’il devient banal de prôner l’infidélité à ses engagements dans la conviction que la vie est courte, qu’il est inutile de trainer de lourds boulets, qu’il faut se réaliser, voire s’éclater, un peu comme la grenouille de la fable de La Fontaine qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf. Ceci n’est évidemment pas un jugement sur ceux qui rompent leurs engagements. Faire le peu qu’on peut, comme aime le dire, le dominicain Philippe Maillard.
Dites-moi, bien cher Mathias, n’avez-vous jamais été tenté de succomber à la tentation devant le charme d’une dame. Vous le savez, même l’Abbé Pierre (1912-2007) que beaucoup considère comme un saint homme, a suggéré qu’il a eu lui-même des relations féminines, dans un livre publié à l’extrême seuil de sa vie [2]. Que celui d’entre vous qui n’a pas de péché lui jette la pierre en premier (Jn 8,3). Cette citation évangélique n’a pas privé de "belles âmes" de prédire qu’il ne serait jamais canonisé ! J’imagine qu’elle aurait été son commentaire à cette sanction annoncée.
– Mathias Schiltz :
Il est évident, cher Bernard, que la fidélité est un art de combat. Pour ce qui est du célibat, je ne dirais pas que la beauté voire l’attrait d’une vie amoureuse à deux n’ont jamais miroité devant mes yeux. J’en aurais eu plus d’une occasion. Si j’ai résisté à rompre ma parole donnée, il serait prétentieux d’affirmer que c’était de haute lutte. Beaucoup d’amis me disent que j’ai été favorisé – ou défavorisé, selon le point de vue – par la présence de ma mère jusqu’à mes soixante-cinq ans et par les hautes responsabilités qui m’interdisaient toute incartade. Soit !
N’empêche que j’ai également connu la tentation de tout planquer là et de revenir en arrière. C’était bien avant tout engagement définitif, mais après que j’eus mis la main à la charrue. En 1954, après ma deuxième année de séminaire, j’avais réussi la prouesse d’entrainer mon père à Rome pour l’Année Mariale proclamée par Pie XII. En route, nous nous sommes arrêtés, mes parents et moi, quelques jours à Venise. Un soir, nous dînions sur une terrasse de la Place des Doges. À l’approche de minuit, toute la place se transforma instantanément en une grande piste de danse. L’entrain était tel que je fus tenté de me mêler aux danseurs, d’apprivoiser une belle jeune fille et de la ramener à notre table. Le romantisme de notre formation littéraire aidant, j’étais séduit, envoûté par le faste et les frasques du monde. Et je ne pouvais manquer de me demander si la vérité de la vie, de ma vie n’était pas là.
– Bernard Baudelet
Confidence pour confidence, j’ai ressenti le même désir d’infidélité car j’étais marié, j’avais une bonne quarantaine d’années, alors que j’étais à Osaka au Japon pour un congrès, une dame venue de France, m’a proposé de la rejoindre dans sa chambre après le dîner que nous avions partagé dans un grand hôtel. J’ai failli céder à l’attrait de l’amour sans scandale et du plaisir sans peur, comme le déclare Tartuffe dans la pièce de Molière (Acte III, scène III).
– Mathias Schiltz
Le lendemain nous avons continué notre route vers Florence. C’est dans cette ville où flotte pourtant depuis les temps de la Renaissance le même air de pompe et de magnificence, que j’ai, enfermé dans ma chambre d’hôtel donnant sur la Piazza Signoria, essayé de faire le point. Arrivé à Rome, j’ai remis la soutane (au grand désagrément de mon père qui ignorait pourtant tout de ma lutte intérieure).
C’est sans doute à travers ces mêlées que j’ai fait le premier apprentissage de la fidélité. Chemin faisant j’ai compris que sans engagement dans la fidélité il n’y a pas de projet de vie qui vaille. Dans un exposé que j’ai fait récemment sur Vatican II j’ai dit du pape Roncalli qu’un trait caractéristique de sa personnalité était sa fidélité à lui-même. Lorsqu’on a voulu l’empêcher de recevoir en audience privée le couple Adjubei, fille et gendre de Nikita Khrouchtchev, il répliqua qu’il devrait renier toute sa vie et toute son action passées, s’il se refusait à cette rencontre.
Sans vouloir prétendre que j’ai toujours été à la hauteur du bon pape Jean, je me suis efforcé tout au long d’un parcours de quelque soixante ans de rester fidèle au noyau de mes intuitions, de mes convictions, de mes conduites fondamentales. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas évolué. J’ai déjà fait allusion à la longue évolution de ma perception de Dieu et de ma relation personnelle à lui. Et du coup ma conception de la fidélité a elle aussi évolué au cours des années. Elle n’est plus, pour moi, synonyme de stagnation et d’immobilisme encore qu’elle comporte, certes, la constance dans les relations et les sentiments, le respect de la parole donnée et des engagements pris. S’inscrivant dans la durée, dans le temps, dans une histoire, dans un projet et dans une création, la fidélité n’est authentique que si elle ne cesse d’avancer, de renouveler ses expressions et son visage et de se dépasser tous les jours, en un mot, si elle est dynamique et créatrice. En fin de compte, le philosophe Gabriel Marcel m’a permis d’éclairer cette expérience personnelle relevant de ce qu’il appelle le paradoxe de la fidélité.
– Bernard Baudelet
Je partage votre analyse de la fidélité en évolution sur sa forme mais jamais sur le fond afin de demeurer toujours en cohérence tout au long de votre chemin de vie. Ainsi, votre foi n’ayant jamais connu d’impasse sérieuse, je comprends que vous soyez resté fidèle à vos engagements envers Dieu. Mais, pouvait-il en être de même envers votre église, autoritaire, dogmatique, souvent éloignée du monde réel dans sa tour d’ivoire vaticane ? Comment le Pape au sommet de cette tour, écranté par la Curie, voire sclérosée par celle-ci, peut-il agir avec clairvoyance ? Comme l’Abbé Pierre ne faut-il pas entrer en rébellion tout en restant fidèle à Dieu, quand l’absurde explose ? Évidemment, je ne vous demande pas d’approuver mes critiques acerbes.
– Mathias Schiltz
Ceux qui ne l’ont pas subi ne pourront jamais mesurer le poids écrasant qu’un certain système catholique a fait peser sur les fidèles. J’ai assez évoqué le fardeau qu’une fausse image de Dieu et le rigorisme qui en découlait faisaient peser sur les consciences. Je pourrai écrire des pages et des pages sur l’effet paralysant du carcan où tout était règlementé jusque dans les moindres détails. Un exemple suffira : au Séminaire on nous prescrivait de traverser les longs couloirs en longeant les murs, marcher au milieu relevant prétendument d’un réflexe de propriétaire.
La hiérarchisation extrême dont vous parlez, cher Bernard, fait évidemment partie de ce système : elle en est, selon le point de vue, la cause originaire ou le paroxysme. Cette situation se trouve encore exacerbée du fait que, dans le catholicisme, le pouvoir hiérarchique cumule dans une seule personne, d’où un centralisme excessif. Le Concile Vatican II a essayé de remédier à cet état de choses en rééquilibrant la balance entre le pape et le collège des évêques. Mais une note préalable du Pape Paul VI a empêché le Concile d’aller jusqu’au fond du problème en le reprenant à nouveaux frais à partir des données du Nouveau Testament [3].
Nonobstant, Vatican II aura été la grande affaire de ma vie. Je fus saisi par l’essor extraordinaire que l’Église catholique a connu il y a une cinquantaine d’années. Cet élan, ce vent de liberté contrastant avec le stéréotype d’une Église sclérosée, éloignée du monde, émigrée de son temps, m’a porté tout au long de ma vie active et ne cesse de me soutenir à présent où je suis écarté de toute responsabilité officielle. Pour moi ce vent n’est rien d’autre que le souffle de l’Esprit de la Pentecôte. C’est en me livrant à ce souffle comme une voile prend le vent que je continue d’avancer avec confiance en espérant – avec le Cardinal Martini dans son ultime interview [4] – que l’Église de ce temps réussira à dégager le brasier de Vatican II sous les cendres afin de faire flamboyer le feu de l’amour avec une force renouvelée.
– Bernard Baudelet
Et alors vous avez répondu à l’appel du pouvoir, devenir vicaire général et le demeurer de nombreuses années. Êtes-vous devenu complice d’une église sclérosée, éloignée du monde, émigrée de son temps, comme vous venez de le déclarer ? Une église prêchant l’amour et paraissant parfois éloignée du message de JC en faveur des plus pauvres. Une église plus rigoriste envers les comportements sexuels jugés anormaux, que critique contre les abus du capitalisme libéral. Comment peut-on occuper une telle position qui contraint au silence, sans s’interroger sur son rôle et ses responsabilités, voire ses complicités ? Certes, chacun de nous espère bien faire, voire mieux faire que ses prédécesseurs, en acceptant des responsabilités qui confèrent du pouvoir. Et, vous le savez bien, l’envers de la médaille est rude car les critiques fusent, les chausses-trappes des ambitieux sont légions. Avez-vous douté parfois ?
– Mathias Schiltz
Embrasé par le feu du Concile, je pouvais à l’âge de quarante-quatre ans paraître préparé – si tant est qu’on l’est jamais – à répondre à l’appel d’assumer les hautes ou plutôt les lourdes responsabilités de vicaire général que j’ai exercées durant trente-quatre ans dans l’Église de Luxembourg. C’est un ministère exaltant, certes, mais tout à la fois ardu et parsemé d’embûches. Je n’en mentionnerai qu’une seule : la tentation du pouvoir, de l’ambition et de la course aux honneurs. Y ai-je succombé, dans quelle mesure ? D’autres en jugeront [5].
Mais si j’y ai échappé, en partie du moins, je le dois au fait d’avoir été vacciné contre ce virus dès mes jeunes années. J’ai parlé plus haut de l’influence que les Pères Jésuites de la JEC ont eue dans mon cheminement spirituel. L’un d’entre eux qui prêchait et incarnait l’idéal du « type chic » nous répétait par ailleurs « qu’un chrétien doit être prêt à faire l’imbécile pour les autres ». J’ai toujours retenu et intériorisé cette consigne, même si je ne l’ai sans doute pas toujours pratiquée à la lettre.
Elle est pourtant la clé d’une expérience décisive qui m’a marqué à jamais. C’était en 1977, lors d’un pèlerinage en Terre Sainte, à Césarée Maritime, sur le rivage de la Méditerranée, au bord des ruines du port antique enfoui dans la mer. Déjà dans le bus qui nous y amenait un confrère, ancien vicaire dans ma paroisse natale, mon aîné d’une vingtaine d’années, m’avait invité à faire une baignade avec lui. Arrivés sur les lieux nous constatâmes que la baignade était interdite. Mais mon confrère n’en eut cure et partit vers le large. Au moment du départ, il manquait à l’appel. Et nous l’aperçûmes en pleine mer, à environ deux kilomètres de la plage, jetant les bras en l’air en signe de détresse. Nous avons essayé d’alerter un groupe de jeunes Palestiniens qui jouaient sur la plage en maillots de bain. Ils se sont lancés, mais au bout de quelques minutes ils étaient de retour : « Trop dangereux ». À cause des ruines des anciens ouvrages portuaires il y avait en effet des tourbillons et des flux incontrôlables.
Que faire ? Me rappelant la consigne de mon Père Jésuite, sans oublier l’affirmation de Jésus en Jean 15,13 [6], je me suis dit que c’était le moment ou jamais de les prendre au sérieux, voire à la lettre. Je résolus donc de me jeter à l’eau et de nager au secours de mon confrère menacé de noyade. Je le trouvai dans un état d’extrême exténuation, les yeux déjà brouillés. Je lui dis de s’accrocher à mes épaules et nous essayâmes de regagner la côte. Mais à quelque trois cents mètres du rivage, c’était l’endroit où les jeunes avaient fait demi-tour, un violent ressac nous empêchait de passer. Je commençais moi-même à être épuisé et à penser que, pour nous deux, la dernière heure était venue. C’est alors que je me suis souvenu d’une autre aventure maritime, vécue une trentaine d’années plus tôt, en barque mais une fois de plus en compagnie d’un Jésuite, dans le Golfe de Morbihan. À la marée basse les courants y sont très forts et entrainent tout vers la haute mer. Nous voyant ramer de toutes nos forces à contre-courant, le vieux Père qui connaissait les pièges du Golfe nous avait dit Chers amis, de cette façon vous ne vous en sortirez jamais ; il faut essayer de sortir du courant par le biais. Fort de ce souvenir [7], j’ai décidé de longer la côte vers des eaux plus tranquilles. C’est là que mon confrère fut pris en charge par les services d’urgence arrivés entretemps pour être hospitalisé à Jérusalem pendant plusieurs jours, tant il avait avalé d’eau de mer jusqu’à l’aspirer dans ses bronches. Jusqu’à la fin de ses jours survenue dix-huit ans plus tard, il n’a cessé de m’appeler en grec, langue qu’il affectionnait, soter mou : mon sauveur.
Deux jours après cet exploit, un de nos compagnons de voyage est venu me trouver pour me dire que mon geste l’avait incité à renouer avec la pratique religieuse abandonnée depuis trente ans. J’ai toujours pensé que vous, les curés, vous prêchiez ces belles paroles, mais quant à les mettre en pratique ... Des années plus tard le Monsieur en question a tenu à m’avoir à son chevet à ses derniers moments. Ce qui m’amène à dire volontiers que je ne sais pas si j’ai jamais converti quelqu’un par mes sermons, mais j’en ai gagné au moins un par la natation.
Voilà donc l’état d’esprit dans lequel j’ai accepté trois mois plus tard la nomination aux fonctions de vicaire général. Aux côtés d’un évêque, Mgr Jean Hengen, qui avait choisi comme devise épiscopale Tibi servire (te servir), cette responsabilité ne pouvait être qu’un service.
– Bernard Baudelet
Permettez-moi d’insister : en assumant des fonctions de responsabilité au sein de l’Église catholique du Luxembourg, n’avez-vous pas risqué d’être complice de décisions, d’actions… que vous auriez pu réprouver ?
– Mathias Schiltz
Le risque de compromissions existe évidemment. Il y a tout d’abord le devoir de réserve qui lie tout agent subalterne vis-à-vis de son supérieur hiérarchique et lui interdit, en règle générale, de critiquer celui-ci ouvertement en public. Cette obligation ne dispense évidemment pas du devoir de présenter, dans la discrétion voulue, des doléances ou de faire des remontrances au supérieur quand on est convaincu en conscience qu’il fait fausse route. Je l’ai fait plus d’une fois. Au premier évêque que j’ai servi et avec qui j’entretenais par ailleurs des rapports fort cordiaux, j’ai même deux fois présenté ma démission au cas où il ne changerait pas d’avis.
Peut-être ai-je même enfreint le devoir de réserve en prenant position publiquement face à des décisions de l’autorité ecclésiale qui dépassaient le cadre diocésain. Ainsi j’ai, tout jeune secrétaire à l’Évêché, publié dès le surlendemain de l’encyclique Humanae Vitae une série d’articles critiques [8] à cet égard. J’ai fait de même au lendemain de la publication de la déclaration Dominus Jesus de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en 2000, qui déniait le qualificatif d’Église aux Communautés issues de la Réforme du XVIe siècle [9].
D’une façon générale, je me suis efforcé de rester fidèle à la ligne de conduite que je m’étais fixée dès mon engagement à l’administration diocésaine : faire évoluer l’Église du Luxembourg dans un sens conforme à l’esprit de Vatican II. Y suis-je parvenu ? Qui pourra prétendre d’avoir réussi dans ce métier d’équilibriste qui est celui d’un vicaire général ? Puis-je dès lors demander à nos lecteurs l’indulgence de me juger sur mes intentions plutôt que sur mes œuvres : Etsi desint vires, tamen est laudanda voluntas [10].
En tout cas, cher Bernard, en répondant à votre question, je ne voudrais pas tomber dans le piège de l’apologie, ni pour ma vie, ni pour mes actes. Conscient de mes limites et de mon insuffisance, de mes faiblesses et de mes défaillances, sentant que je suis capable du meilleur comme du pire, je vœux m’en tenir à l’émouvante confession de Julien Green, l’un de mes auteurs français préférés :
Si j’avais été seul au monde. Dieu y aurait fait descendre son Fils unique afin qu’il fût crucifié et qu’il me sauvât. Voilà, me dira-t-on, un étrange orgueil. Je ne le crois pas : cette idée a dû traverser plus d’une tête chrétienne. Mais qui donc l’aurait jugé, condamné, battu et mis en croix ? N’en doutez pas une seconde : c’est moi. J’aurais tout fait. Chacun de nous peut dire cela, tous tant que nous sommes et de tous les coins du monde. S’il faut quelqu’un pour lui cracher au visage, me voilà. Un fonctionnaire romain pour l’interroger, un soldat pour le tourner en dérision, un bourreau pour le fixer avec des clous sur le bois afin qu’il y reste jusqu’à la fin des temps, ce sera encore moi, je saurai faire tout ce qu’il faudra. Un disciple pour le trahir. Ne cherchez pas, je suis là. Un disciple pour l’aimer. Voilà le plus douloureux de toute cette histoire, le plus mystérieux aussi, car enfin tu sais bien que ce sera moi [11].
[1] Ma grand-mère paternelle qui vivait avec nous sous le même toit enlevait son dentier lorsqu’elle recevait la sainte communion à domicile le premier vendredi de chaque mois.
[2] Mon Dieu, Pourquoi ? publié par l’Abbé Pierre en 2005 à l’âge de 93 ans aux Éditions Plon. L’homme le plus populaire de France à cette époque, ne se contente pas de cet aveu. Avec des mots simples, à la fois économes et audacieux, il aborde, dans une suite de textes brefs, tous les sujets tabous au sein de l’Eglise catholique : le mariage des prêtres, le mariage des homosexuels, leur désir d’enfant, l’ordination des femmes (il est pour), la virginité de Marie et le rôle de Marie-Madeleine auprès de Jésus. Ces sujets sont toujours d’actualité.
[3] À ce propos, un exégète reconnu, Thomas Söding, membre de la Commission Théologique Internationale du Vatican vient de déclarer qu’au niveau de ces sources fondamentales il n’est pas question de centralisme romain, de primauté de juridiction, de suprématie papale. Si ces éléments se sont développés plus tard, c’est pour des raisons historiques et théologiques qui doivent se légitimer par rapport au témoignage néotestamentaire et par rapport aux effets réels de rassemblement et de sanctification qu’ils produisent. – Von einem römischen Zentralismus, einem Jurisdiktionsprimat, einer päpstlichen Suprematie ist im Neuen Testament nichts zu erkennen. Wenn sie sich später entwickelt haben, dann aus historischen und theologischen Gründen, die sich am neutestamentlichen Zeugnis ausweisen müssen und an den faktischen Wirkungen der Sammlung und Heiligung, die sie erzielen (Thomas Söding, Katholisch werden, in : Theologisch-praktische Quartalschrift 1/2013, cité par Johannes Röser, Katholisch ? Eine Anfrage, in : Christ in der Gegenwart 5/2013, p. 48).
Le Pape Jean-Paul II avait bien conscience de cette problématique lorsqu’il écrivit dans son encyclique Ut unum sint (1995) à propos du ministère pétrinien Je prie l’Esprit Saint de nous donner sa lumière et d’éclairer tous les pasteurs et théologiens de nos Églises, afin que nous puissions chercher, évidemment ensemble, les formes dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres. – C’est une tâche immense que nous ne pouvons refuser et que je ne puis mener à bien tout seul. La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles, n’ayant à l’esprit que la volonté du Christ pour son Eglise … (n°s 95-96). Force est de constater que jusqu’à ce jour cette invitation n’a pas eu les suites qu’elle mérite. Favorisé par les moyens de communication modernes, c’est au contraire le centralisme qui triomphe avec une omniprésence du pape qui fait, qu’il le veuille ou non, ombrage à l’autorité des évêques et dont Jean-Paul II a été lui-même le premier champion. N’empêche, Thomas Söding en fournit la preuve, que le débat théologique continue.
[4] L’ultima intervista : Perche non si scuote, perche abbiamo paura ? » (Georg Sporschill sj, Federica Radice Fossati Confalonieri, in : Corriere della sera, 1.9.2012).
[5] Puis-je cependant dire à ma décharge que j’ai toujours refusé les titres purement honorifiques, tel celui de "protonotaire apostolique" dont l’archevêque actuel voulait encore m’affubler au moment de ma retraite ?
[6] Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime.
[7] Mon interlocuteur et le lecteur permettront au croyant que je suis de voir dans le lien entre ces deux expériences si distantes dans le temps un clin d’œil de la Providence.
[8] Luxemburger Wort, August 1968 : 1.8. Vor schweren pastoralen Aufgaben ; 2.8. Die Autorität der Enzyklika (I) ; 3.8. Die Autorität der Enzyklika (II) ; 10.8. Die Begründung ; 12.8. Neuralgische Punkte ; 14.8. Nochmals der Kern der Frage.
[9] Voir à ce sujet ma prise de position „Betroffene Trauer – ungebrochene Hoffnung“, Luxemburger Wort, 9.9.2000, p. 7.
[10] « Même si les forces font défaut, on peut louer l’intention ».
[11] Julien Green : Journal 16 novembre 1954. Œuvres complètes, t. IV, Gallimard 1975, p. 1370 s.